Par l’arrêt soumis à notre analyse, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur la compatibilité de certaines dispositions d’une législation fiscale nationale avec le principe de libre circulation des capitaux. En l’espèce, un État membre avait mis en place un régime déclaratif spécifique pour les biens et droits détenus par ses résidents à l’étranger. La Commission européenne, considérant les sanctions prévues en cas de manquement à cette obligation comme étant excessives et dissuasives, a introduit un recours en manquement devant la Cour de justice. La procédure a donc opposé la Commission, qui soutenait le caractère disproportionné des mesures, à l’État membre mis en cause, qui défendait leur nécessité au nom de l’efficacité de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.
Le problème de droit posé à la Cour consistait ainsi à déterminer si des mesures nationales qui sanctionnent le non-respect d’une obligation d’information sur des avoirs étrangers par une imposition imprescriptible et par des amendes d’un montant particulièrement élevé constituent une restriction injustifiée à la libre circulation des capitaux, garantie par l’article 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour de justice répond à cette question par l’affirmative, jugeant que le régime en cause est disproportionné par rapport à l’objectif poursuivi. Elle déclare en conséquence que « le Royaume d’Espagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 63 TFUE et de l’article 40 de l’accord sur l’Espace économique européen ». Cette solution conduit à examiner la caractérisation d’une restriction disproportionnée à une liberté fondamentale (I), avant d’analyser la portée de ce contrôle sur les prérogatives des États membres (II).
I. La caractérisation d’une restriction disproportionnée à la libre circulation des capitaux
La Cour de justice fonde sa décision sur le caractère manifestement excessif des conséquences attachées au manquement déclaratif. Elle censure d’abord l’instauration d’une forme d’imprescriptibilité fiscale (A), puis condamne le montant démesuré des sanctions pécuniaires (B).
A. La sanction de l’imprescriptibilité de la dette fiscale
Le premier grief retenu par la Cour porte sur la qualification fiscale des avoirs non déclarés. La législation nationale prévoyait que l’omission déclarative entraînait l’imposition des sommes correspondantes en tant que « gains patrimoniaux non justifiés ». Une telle qualification avait pour effet de neutraliser toute règle de prescription. En pratique, l’administration fiscale pouvait remonter sans limite de temps pour redresser la situation du contribuable défaillant.
La Cour juge qu’une telle conséquence est contraire au principe de sécurité juridique. Elle estime que le fait de priver le contribuable de la possibilité « de bénéficier de la prescription » crée une charge excessive qui le décourage d’investir dans d’autres États membres. Cette imprescriptibilité de fait constitue une épée de Damoclès qui pèse indéfiniment sur le résident fiscal, alors même que les manquements purement nationaux restent, eux, soumis à des délais de prescription ordinaires. La différence de traitement ainsi créée, fondée sur la localisation des actifs, constitue une entrave directe à la circulation des capitaux.
B. La condamnation de sanctions pécuniaires excessives
La Cour de justice s’attache ensuite au caractère répressif des amendes prévues. La législation nationale combinait plusieurs types de sanctions pécuniaires dont le cumul produisait un effet particulièrement punitif. D’une part, elle instaurait « une amende proportionnelle de 150 % de l’impôt calculé sur les sommes correspondant à la valeur de ces biens ou de ces droits ». D’autre part, ce dispositif était complété par des amendes forfaitaires fixes, applicables pour chaque donnée omise ou inexacte.
La Cour relève que ces sanctions, par leur sévérité, dépassent ce qui est nécessaire pour garantir le respect des obligations déclaratives. L’amende de 150 % est jugée particulièrement élevée et confiscatoire. De plus, les amendes forfaitaires sont « sans commune mesure avec les sanctions prévues pour des infractions similaires dans un contexte purement national ». Enfin, la Cour souligne que « le montant total n’est pas plafonné », ce qui peut conduire à des pénalités dépassant la valeur même des actifs détenus à l’étranger. Cette accumulation de sanctions crée un régime si rigoureux qu’il dissuade les résidents d’exercer leur liberté de circulation des capitaux.
II. La portée du contrôle de proportionnalité sur les législations fiscales nationales
Au-delà de la situation spécifique de l’État membre condamné, cette décision réaffirme la primauté des libertés de circulation sur les choix de politique fiscale nationale. Elle rappelle la nécessité d’une conciliation équilibrée entre la lutte contre la fraude et les libertés fondamentales (A), tout en adressant un avertissement plus général aux législateurs des autres États membres (B).
A. La conciliation entre la lutte contre l’évasion fiscale et les libertés fondamentales
La Cour de justice ne remet pas en cause la légitimité de l’objectif poursuivi par l’État membre, à savoir la prévention de l’évasion et de la fraude fiscales. Cet objectif constitue une raison impérieuse d’intérêt général susceptible de justifier une restriction à une liberté de circulation. Cependant, la Cour réitère sa jurisprudence constante selon laquelle les mesures restrictives doivent être propres à garantir la réalisation de l’objectif et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.
En l’espèce, le régime de sanctions est jugé inadéquat car il instaure une présomption irréfragable de fraude et impose des conséquences d’une rigueur extrême sans tenir compte des circonstances de l’espèce. Le caractère automatique et excessif des sanctions ne permet pas d’assurer une juste balance entre les nécessités du contrôle fiscal et le respect des droits que les justiciables tirent des traités européens. La décision réaffirme donc que la compétence fiscale des États membres doit s’exercer dans le respect du droit de l’Union, et notamment du principe de proportionnalité.
B. Les implications pour les régimes de sanctions des États membres
Bien que l’arrêt soit rendu à l’encontre d’un État membre spécifique, sa portée est générale. Il constitue un message clair adressé à l’ensemble des législateurs nationaux tentés d’adopter des mesures particulièrement répressives pour lutter contre l’évasion fiscale internationale. La Cour établit ici une sorte de standard européen implicite en matière de sanctions fiscales liées aux obligations déclaratives transfrontalières.
Tout État membre appliquant un régime qui combinerait une imprescriptibilité de fait, des amendes proportionnelles très élevées et des amendes forfaitaires non plafonnées s’exposerait à une condamnation similaire. La décision incite ainsi les administrations nationales à réexaminer leurs propres dispositifs pour s’assurer de leur conformité avec le principe de proportionnalité. Elle favorise une harmonisation indirecte des régimes de sanctions, en fixant des limites à la sévérité des mesures que les États peuvent mettre en œuvre pour contrôler les actifs détenus par leurs résidents hors de leurs frontières.