Cour de justice de l’Union européenne, le 27 juin 2013, n°C-93/12

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la compatibilité d’une règle de compétence juridictionnelle nationale avec les principes fondamentaux du droit de l’Union. En l’espèce, une société agricole, après avoir sollicité des aides dans le cadre de la politique agricole commune, s’est vu opposer une décision de rejet par l’organisme payeur national. Cette décision était motivée par la non-conformité des surfaces déclarées. Les terres concernées étaient situées dans une région éloignée de la capitale, où se trouvait le siège de l’autorité administrative ayant émis l’acte contesté.

La société requérante a introduit un recours contre cette décision devant le tribunal administratif dans le ressort duquel son propre siège était établi. Cette juridiction a soulevé un conflit de compétence et a renvoyé l’affaire au tribunal administratif de la capitale, estimant que ce dernier était compétent en application de la règle de procédure nationale attribuant la compétence au tribunal du lieu du siège de l’autorité émettrice de l’acte. Saisi du conflit, le tribunal administratif de la capitale a exprimé des doutes quant à la conformité de cette règle avec le droit de l’Union. Il a souligné que la centralisation de l’ensemble du contentieux agricole entraînait des difficultés pratiques pour les agriculteurs, notamment en termes de coût et de délai pour l’administration de la preuve. Il a donc décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles.

La question de droit soulevée était essentiellement de savoir si les principes d’équivalence et d’effectivité, ainsi que l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’opposent à une réglementation nationale qui confère à une seule juridiction, déterminée en fonction du siège de l’autorité administrative, la compétence pour connaître de tous les litiges relatifs aux aides de la politique agricole commune.

La Cour a répondu que le droit de l’Union ne s’oppose pas, en principe, à une telle règle de compétence centralisée. Elle a cependant assorti sa solution d’une double condition. Une telle règle ne doit pas, d’une part, instaurer des conditions moins favorables pour les recours fondés sur le droit de l’Union que pour des recours similaires de nature interne. D’autre part, elle ne doit pas créer d’inconvénients procéduraux rendant excessivement difficile l’exercice des droits que les justiciables tirent de l’ordre juridique de l’Union. La Cour a renvoyé à la juridiction nationale le soin de vérifier le respect de ces deux conditions dans le cas d’espèce.

L’arrêt permet à la Cour de justice de réaffirmer les principes encadrant l’organisation procédurale des États membres tout en procédant à une analyse concrète de leurs implications. La solution retenue repose sur une articulation classique entre l’autonomie procédurale nationale et les exigences du droit de l’Union (I), mais se distingue par une appréciation particulièrement pragmatique des conditions de mise en œuvre de cette articulation (II).

I. La conciliation de l’autonomie procédurale nationale et des exigences du droit de l’Union

La Cour structure son raisonnement en rappelant d’abord le principe de l’autonomie procédurale des États membres, qui constitue le point de départ de toute analyse en la matière (A). Elle examine ensuite la conformité de la règle nationale litigieuse aux deux limites traditionnelles que sont les principes d’équivalence et d’effectivité (B).

A. La primauté maintenue de l’autonomie procédurale des États membres

La décision rappelle avec constance une règle fondamentale de l’architecture juridictionnelle de l’Union. En l’absence de réglementation européenne spécifique, il revient à chaque État membre de définir les modalités procédurales des recours visant à la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union. Cette liberté inclut la désignation des juridictions compétentes. La Cour se réfère à une jurisprudence bien établie, indiquant qu’il « appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre, en vertu du principe de l’autonomie procédurale de ces derniers, de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours ».

Ce principe confère aux États membres une marge de manœuvre considérable dans l’organisation de leur système judiciaire. La centralisation d’un contentieux spécifique auprès d’une unique juridiction, comme dans l’affaire au principal, relève donc a priori de cette autonomie. La Cour ne remet pas en cause la légitimité d’un tel choix organisationnel, qui peut répondre à des objectifs de bonne administration de la justice. Toutefois, cette autonomie n’est pas absolue et s’exerce dans le cadre défini par le droit de l’Union, lequel impose le respect de certaines garanties fondamentales.

B. Le contrôle exercé au prisme des principes d’équivalence et d’effectivité

La Cour examine successivement la règle de compétence nationale au regard des deux principes cardinaux qui encadrent l’autonomie procédurale. S’agissant du principe d’équivalence, elle précise que son respect « suppose que la règle nationale en cause s’applique indifféremment aux recours fondés sur des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et à ceux fondés sur la méconnaissance du droit interne ayant un objet et une cause semblables ». La Cour guide la juridiction de renvoi en invalidant la comparaison proposée avec les litiges relatifs aux droits réels sur les terres agricoles, qui obéissent à une logique distincte. Elle suggère une comparaison plus pertinente avec d’éventuels régimes d’aides purement nationaux.

Concernant le principe d’effectivité, l’arrêt rappelle que les modalités procédurales nationales ne doivent pas rendre « impossible en pratique ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union ». Cette seconde limite impose une analyse plus concrète des conséquences de la règle de compétence pour le justiciable. L’essentiel du raisonnement de la Cour porte sur cette analyse, qui révèle une approche pragmatique des contraintes du contentieux moderne. L’application de ces principes conduit la Cour à valider, sous conditions, le modèle de centralisation juridictionnelle.

II. L’appréciation concrète de la compatibilité de la centralisation du contentieux

L’apport principal de la décision réside dans l’évaluation factuelle des incidences de la centralisation du contentieux. La Cour adopte une vision réaliste du principe d’effectivité (A), ce qui la conduit à appliquer de manière restrictive le principe d’équivalence (B), validant ainsi la marge d’appréciation du législateur national.

A. Une conception pragmatique du principe d’effectivité

La juridiction de renvoi s’inquiétait des difficultés pratiques pour les agriculteurs, telles que l’éloignement géographique, les coûts et la durée des procédures. La Cour répond à ces préoccupations par une analyse très détaillée des réalités du contentieux agricole. Elle relève premièrement que la comparution personnelle du requérant n’est généralement pas obligatoire et qu’il peut se faire représenter par un avocat ou un autre mandataire. Elle note également l’existence de mécanismes d’aide juridictionnelle et de remboursement des dépens.

Deuxièmement, et de manière décisive, la Cour minimise l’importance des visites sur les lieux dans ce type de litige. Elle souligne que la preuve repose principalement sur des données techniques, telles que « les orthoimages ainsi que des données du système intégré de gestion et de contrôle ». Une inspection physique des parcelles, souvent plusieurs mois ou années après les faits, n’aurait qu’une utilité limitée. Enfin, la Cour suggère que la centralisation du contentieux pourrait même être bénéfique, car elle « permet à la juridiction de renvoi de statuer sur les questions relatives aux aides agricoles en acquérant de la sorte une expertise particulière et en limitant ce faisant la durée moyenne des procédures ». Une telle spécialisation est présentée comme un gage de sécurité juridique et de bonne administration de la justice.

B. Une application stricte du principe d’équivalence

L’analyse de la Cour concernant le principe d’équivalence est également révélatrice. En rejetant la comparaison entre le contentieux des aides agricoles et celui, décentralisé, du droit de la propriété foncière, la Cour opère une distinction technique. Elle constate que les actes administratifs en matière de propriété foncière sont « étroitement liés à des droits réels sur des biens immobiliers », une nature juridique différente des créances relatives aux aides de la politique agricole commune.

Cette interprétation stricte du critère de similitude des recours a pour conséquence de réduire considérablement le champ d’application du principe d’équivalence. Elle empêche les justiciables de se prévaloir des règles procédurales les plus favorables existant dans l’ordre juridique interne pour des contentieux qui ne sont pas directement comparables. La Cour oriente la juridiction nationale vers une comparaison avec les recours concernant les paiements directs nationaux complémentaires, qui sont eux-mêmes soumis à la même règle de compétence centralisée. Cette démarche confirme que le principe d’équivalence vise à prévenir une discrimination à l’encontre du droit de l’Union, non à imposer à l’État membre l’application de ses règles procédurales les plus avantageuses à l’ensemble des litiges.

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Hassan KOHEN
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