Cour de justice de l’Union européenne, le 27 juin 2024, n°C-41/23

Par un arrêt récent, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa sixième chambre, a été amenée à se prononcer sur la compatibilité du statut des magistrats honoraires italiens avec le droit social de l’Union. En l’espèce, plusieurs magistrats honoraires, exerçant leurs fonctions depuis plus de seize ans, avaient saisi les juridictions administratives italiennes afin d’obtenir un traitement économique et juridique équivalent à celui des magistrats ordinaires. Après le rejet de leur demande en première instance par le tribunal administratif régional pour le Latium le 1er septembre 2021, ils ont interjeté appel devant le Conseil d’État. Cette haute juridiction, constatant les différences de statut mais également la réalité du travail accompli, a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice.

Le litige soulevait principalement deux questions juridiques distinctes. D’une part, il s’agissait de savoir si l’article 7 de la directive 2003/88/CE et la clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée s’opposent à une législation nationale qui prive les magistrats honoraires du droit à une indemnité de congés payés et à une protection sociale, contrairement aux magistrats ordinaires. D’autre part, le Conseil d’État interrogeait la Cour sur la compatibilité avec la clause 5 de ce même accord-cadre d’une réglementation nationale permettant le renouvellement successif de la relation de service de ces magistrats sans prévoir de sanction effective contre les abus ni de possibilité de requalification en contrat à durée indéterminée.

En réponse, la Cour de justice a jugé que le droit de l’Union s’oppose à une réglementation nationale qui exclut les magistrats honoraires, lorsqu’ils se trouvent dans une situation comparable à celle des magistrats ordinaires, du bénéfice des congés payés et de la protection sociale. Elle a également affirmé que le droit de l’Union fait obstacle à une législation nationale qui autorise le renouvellement abusif de relations de travail à durée déterminée sans prévoir de mesures préventives et dissuasives appropriées.

Cet arrêt conduit ainsi à examiner la manière dont la Cour de justice impose la reconnaissance de droits fondamentaux aux magistrats honoraires en s’appuyant sur leur qualification de travailleur (I), avant d’analyser la censure ferme du recours abusif aux contrats successifs par l’État membre (II).

***

I. L’extension des droits sociaux par la qualification de travailleur à durée déterminée

La solution retenue par la Cour repose d’abord sur une définition extensive de la notion de travailleur qui englobe les magistrats honoraires (A), ce qui entraîne l’application rigoureuse du principe de non-discrimination en matière de conditions d’emploi (B).

A. L’inclusion des magistrats honoraires dans le champ d’application du droit de l’Union

Pour que l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée s’applique, il était primordial de déterminer si les magistrats honoraires pouvaient être qualifiés de « travailleur à durée déterminée ». La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle cette notion « couvre un juge de paix, nommé pour une période limitée, qui, dans le cadre de ses fonctions, effectue des prestations réelles et effectives, qui ne sont ni purement marginales ni accessoires, et pour lesquelles il perçoit des indemnités présentant un caractère rémunératoire ». En l’espèce, elle confie à la juridiction de renvoi le soin de vérifier que les magistrats honoraires remplissent bien ces conditions factuelles, tout en orientant clairement sa décision en ce sens.

Cette approche fonctionnelle, qui prime sur la qualification formelle du droit national, est déterminante. Peu importe que la législation italienne qualifie la relation de « service honoraire » et non de contrat de travail, la Cour s’attache à la réalité de la prestation. Ainsi, des juristes exerçant des fonctions juridictionnelles de manière effective en contrepartie d’une rémunération ne sauraient être exclus du bénéfice de la protection offerte par le droit social de l’Union au seul motif de leur statut particulier. La Cour confirme par là que le concept de travailleur est une notion autonome du droit de l’Union, échappant à la discrétion des États membres.

B. L’application du principe de non-discrimination aux conditions d’emploi

Une fois leur qualité de travailleurs établie, les magistrats honoraires peuvent se prévaloir de la clause 4 de l’accord-cadre, qui interdit de les traiter de manière moins favorable que les travailleurs à durée indéterminée comparables. La Cour demande à la juridiction nationale de vérifier si les magistrats honoraires se trouvent dans une « situation comparable » à celle des magistrats ordinaires, en pesant un ensemble de facteurs comme la nature du travail ou les conditions de formation. Bien que le Conseil d’État ait relevé des différences, notamment dans les modalités de recrutement, la Cour met en exergue des éléments de similitude essentiels tels que l’exercice d’une même activité juridictionnelle et des responsabilités identiques.

Surtout, même si une différence de traitement peut se justifier par des « raisons objectives », la Cour pose des limites claires. Elle admet que les modalités de recrutement distinctes, comme l’absence de concours initial, puissent justifier que les magistrats honoraires ne bénéficient pas « intégralement des droits des magistrats ordinaires ». Cependant, elle affirme avec force que ces différences ne sauraient justifier « l’exclusion de tout droit au congé payé ainsi que de toute forme de protection sociale et de prévoyance ». Une telle exclusion n’est apte à atteindre aucun objectif légitime et apparaît disproportionnée, vidant de leur substance des droits fondamentaux garantis à tout travailleur par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la directive 2003/88.

Au-delà de la protection des droits individuels, la Cour sanctionne ainsi l’instrumentalisation d’un statut précaire par un État membre pour se soustraire à ses obligations d’employeur.

***

II. La censure de l’utilisation abusive des relations de travail successives

La Cour de justice ne se contente pas de garantir des droits sociaux minimaux, elle s’attaque également à la racine du problème en condamnant le système de renouvellements successifs des contrats (A), ce qui impose au juge national de trouver des sanctions effectives (B).

A. La caractérisation de l’abus par le recours à des contrats successifs

La seconde question portait sur la conformité de la législation italienne à la clause 5 de l’accord-cadre, qui vise à prévenir l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs. La Cour rappelle que, si les États membres peuvent justifier le renouvellement de tels contrats par des « raisons objectives », celles-ci doivent correspondre à des « circonstances précises et concrètes » et viser à couvrir des besoins provisoires. Or, le gouvernement italien justifiait les prorogations multiples par la nécessité d’assurer la continuité de la justice dans l’attente d’une réforme.

La Cour rejette fermement cet argument. Elle observe que la relation de travail des requérants a été renouvelée à de nombreuses reprises depuis les années 1990, ce qui démontre que ces renouvellements visaient à pallier « des besoins permanents et durables du système judiciaire italien » et non un besoin temporaire. Par conséquent, le recours à ces contrats successifs est jugé abusif, car il contredit la finalité même de l’accord-cadre, pour qui le contrat à durée indéterminée doit rester la forme normale des relations de travail. La Cour écarte par ailleurs l’argument selon lequel les renouvellements auraient eu des effets positifs, une telle considération étant jugée « dépourvu[e] de pertinence ».

B. L’exigence de sanctions effectives et dissuasives

En l’absence de raison objective valable, la clause 5 de l’accord-cadre exige que la législation nationale prévoie des mesures visant à sanctionner l’utilisation abusive de contrats successifs. La Cour constate que la réglementation italienne applicable aux faits du litige ne comportait aucune sanction de cette nature, ni même la possibilité de transformer la relation de travail en une relation à durée indéterminée. Cette absence de mécanisme contraignant rend la législation nationale incompatible avec les objectifs de l’accord-cadre.

En déclarant que la clause 5 « s’oppose à une réglementation nationale » de ce type, la Cour confère une portée considérable à sa décision. Il appartiendra désormais à la juridiction de renvoi, le Conseil d’État, d’écarter la loi nationale contraire au droit de l’Union et d’en tirer toutes les conséquences. Cela implique de mettre en place une sanction qui soit non seulement effective et proportionnée, mais aussi dissuasive, afin de remédier à l’abus constaté. La solution pourrait consister en l’octroi d’une indemnité réparant intégralement le préjudice subi par les travailleurs ou, si le droit national le permet, en la requalification de leur relation de travail en une relation à durée indéterminée, contraignant de fait l’État italien à une réforme profonde de la gestion de sa magistrature honoraire.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture