Dans le cadre de l’exécution de mandats d’arrêt européens émis par des parquets allemands, un ressortissant lituanien et un ressortissant roumain, tous deux appréhendés en Irlande, ont contesté la validité de ces mandats. Ils soutenaient que les ministères publics allemands à l’origine des mandats ne constituaient pas une « autorité judiciaire » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre 2002/584, en raison de leur subordination hiérarchique au pouvoir exécutif. En effet, le droit allemand organise une relation statutaire dans laquelle le ministre de la Justice de chaque Land dispose d’un pouvoir d’instruction à l’égard des procureurs de son ressort.
Les juridictions irlandaises saisies des procédures de remise, confrontées à cette argumentation, ont exprimé des doutes quant à la conformité du statut des parquets allemands avec les exigences du droit de l’Union. La Supreme Court et la High Court d’Irlande ont alors saisi la Cour de justice de l’Union européenne de plusieurs questions préjudicielles. Celles-ci visaient essentiellement à déterminer si un ministère public, susceptible d’être soumis, directement ou indirectement, à des ordres ou des instructions individuels de la part du pouvoir exécutif, peut être qualifié d’« autorité judiciaire d’émission » au sens de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen.
Par son arrêt du 27 mai 2019, la Cour de justice, statuant en grande chambre, répond par la négative. Elle juge que « la notion d’“autorité judiciaire d’émission” […] doit être interprétée en ce sens qu’elle ne vise pas les parquets d’un État membre qui sont exposés au risque d’être soumis, directement ou indirectement, à des ordres ou à des instructions individuels de la part du pouvoir exécutif, tel qu’un ministre de la Justice, dans le cadre de l’adoption d’une décision relative à l’émission d’un mandat d’arrêt européen ». Pour parvenir à cette solution, la Cour opère une distinction entre la participation d’une autorité à l’administration de la justice et la garantie d’indépendance requise pour l’émission d’un mandat d’arrêt européen.
La décision commentée précise ainsi les contours de la notion d’autorité judiciaire d’émission en consacrant une exigence d’indépendance fonctionnelle stricte (I), dont la portée affecte directement l’organisation interne des États membres et le fonctionnement du mécanisme de coopération judiciaire (II).
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**I. L’exigence d’indépendance fonctionnelle de l’autorité judiciaire d’émission**
La Cour de justice affine sa jurisprudence relative à la notion d’autorité judiciaire en distinguant la simple participation à la mission de justice, condition jugée insuffisante, de la nécessaire indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif, critère désormais déterminant pour l’émission d’un mandat d’arrêt européen.
**A. La participation à l’administration de la justice, une condition nécessaire mais insuffisante**
La Cour rappelle d’abord que les termes « autorité judiciaire » ne se limitent pas aux seuls juges ou juridictions, mais englobent plus largement les autorités qui participent à l’administration de la justice pénale. Elle confirme que les parquets allemands, chargés de déclencher l’action publique et de mener les enquêtes, remplissent cette première condition. En effet, leur rôle est essentiel pour préparer l’exercice du pouvoir judiciaire par les juridictions de jugement, ce qui les intègre sans conteste dans la sphère de l’administration de la justice. Cette interprétation large vise à préserver l’efficacité du système de coopération judiciaire, qui couvre l’ensemble de la procédure pénale, y compris la phase des poursuites.
Cependant, la Cour souligne que cette participation organique ne suffit pas à conférer automatiquement la qualité d’autorité d’émission. Le système du mandat d’arrêt européen repose sur une confiance mutuelle élevée, qui présuppose que les décisions portant atteinte à la liberté individuelle, comme l’émission d’un tel mandat, bénéficient de garanties suffisantes. La Cour met en avant le mécanisme de « protection à deux niveaux » des droits fondamentaux : un premier niveau lors de l’adoption de la décision judiciaire nationale fondant le mandat, et un second niveau lors de l’émission du mandat d’arrêt européen lui-même. C’est à ce second stade que l’autorité d’émission doit exercer un contrôle propre, notamment sur la proportionnalité de la mesure.
**B. Le critère dirimant de l’absence de subordination au pouvoir exécutif**
C’est sur ce second niveau de protection que la Cour fonde son raisonnement pour exclure les parquets allemands. Elle estime que l’autorité d’émission « doit être en mesure d’exercer cette fonction de façon objective, en prenant en compte tous les éléments à charge et à décharge, et sans être exposée au risque que son pouvoir décisionnel fasse l’objet d’ordres ou d’instructions extérieurs, notamment de la part du pouvoir exécutif ». La simple existence d’un lien de subordination statutaire, qui expose le parquet à un risque, même théorique, d’instruction individuelle de la part d’un ministre, suffit à écarter sa qualification d’autorité judiciaire d’émission.
La Cour rejette les arguments du gouvernement allemand selon lesquels des garanties encadreraient ce pouvoir d’instruction, comme l’obligation de respecter la loi ou l’information du parlement régional. Elle constate que ces garde-fous « ne permettent pas, en tout état de cause, d’exclure pleinement que la décision d’un parquet […] d’émettre un mandat d’arrêt européen puisse, dans un cas individuel, être soumise à une instruction du ministre de la Justice ». Peu importe qu’aucune instruction n’ait été donnée en l’espèce ; le seul risque potentiel suffit à vicier l’indépendance requise. Ainsi, l’indépendance ne doit pas seulement être effective, mais également statutairement garantie, pour assurer à l’autorité d’exécution que la décision d’émission est pure de toute influence politique.
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**II. La portée d’une conception stricte de l’autonomie de l’autorité d’émission**
En définissant de manière exigeante la notion d’indépendance, la Cour de justice ne se contente pas de trancher le cas d’espèce ; elle renforce les standards de protection des droits fondamentaux dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice, tout en interpellant directement les États membres sur l’organisation de leur ministère public.
**A. Le renforcement des garanties procédurales dans le système du mandat d’arrêt européen**
Cette décision consolide le principe de reconnaissance mutuelle en le fondant sur des exigences qualitatives plus élevées. En subordonnant la validité d’un mandat d’arrêt européen à l’indépendance objective et statutaire de l’autorité qui l’émet, la Cour s’assure que cet instrument de coopération, particulièrement coercitif, ne soit pas détourné à des fins politiques. La protection de la liberté individuelle, consacrée par l’article 6 de la Charte des droits fondamentaux, est ainsi placée au cœur du dispositif. La solution garantit que la décision de remettre une personne ne résulte pas d’une chaîne de décisions où le pouvoir exécutif aurait pu intervenir, mais bien d’un dialogue exclusif entre autorités judiciaires indépendantes.
De plus, en exigeant une protection juridictionnelle effective à l’un des deux niveaux de la procédure, la Cour ouvre une voie alternative. Si l’autorité d’émission n’est pas un juge, la décision d’émettre le mandat et son caractère proportionné doivent pouvoir faire l’objet d’un recours juridictionnel plein et entier dans l’État membre d’émission. Cette exigence subsidiaire assure que, même dans les systèmes où le parquet conserve un rôle central, un contrôle par un juge indépendant reste possible, préservant ainsi l’équilibre entre l’efficacité de la coopération et la protection des droits.
**B. Une remise en cause de l’organisation de certains ministères publics nationaux**
La portée de l’arrêt est considérable pour les États membres dont le ministère public est placé sous l’autorité, même indirecte, du pouvoir exécutif. La solution adoptée par la Cour constitue une critique implicite mais directe des systèmes juridiques qui, comme en Allemagne, n’assurent pas une indépendance statutaire pleine et entière à leurs procureurs vis-à-vis du gouvernement. Ces États sont désormais contraints de revoir leur législation s’ils souhaitent que leurs parquets puissent continuer à émettre des mandats d’arrêt européens. L’alternative serait de confier cette compétence à une autorité judiciaire présentant les garanties d’indépendance requises, comme un juge d’instruction ou une juridiction.
En définitive, cet arrêt illustre la force normative du droit de l’Union, capable d’induire des réformes structurelles au sein des ordres juridiques nationaux. En faisant de l’indépendance face au pouvoir exécutif une condition sine qua non de la qualification d’autorité judiciaire d’émission, la Cour de justice ne se limite pas à une interprétation technique ; elle réaffirme une conception matérielle de la séparation des pouvoirs comme pilier fondamental de l’espace judiciaire européen.