L’arrêt rendu par la Cour de justice le 27 mars 2012, dans l’affaire C-209/10, apporte un éclaircissement essentiel sur les pratiques tarifaires d’une entreprise en position dominante. En l’espèce, un opérateur postal historique, bénéficiant d’un monopole pour certains services et disposant d’une infrastructure nationale, a consenti des prix particulièrement bas à trois anciens clients importants de son principal concurrent sur le marché libéralisé de la distribution de courrier non adressé. Ces clients, des groupes de la grande distribution, ont par conséquent transféré leurs contrats à l’opérateur dominant. Saisi d’une plainte par le concurrent évincé, le conseil national de la concurrence a constaté un abus de position dominante, non pas en raison de prix prédateurs, l’intention d’éliminer le concurrent n’étant pas établie, mais en raison d’une politique de prix discriminatoire. Les prix offerts à l’un de ces clients étaient en effet inférieurs à la moyenne des coûts totaux de l’opérateur dominant, bien que supérieurs à la moyenne de ses coûts incrémentaux. Après plusieurs recours confirmant cette analyse au niveau national, la plus haute juridiction danoise a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si l’article 82 du traité CE (devenu article 102 TFUE) devait être interprété en ce sens qu’une telle politique de prix sélectifs, inférieurs aux coûts totaux moyens mais supérieurs aux coûts incrémentaux moyens, constitue par elle-même une pratique d’éviction abusive, même en l’absence d’une intention d’éliminer un concurrent. La Cour de justice a répondu par la négative, estimant qu’une telle pratique n’est pas abusive en soi et requiert une analyse plus approfondie des effets concrets sur le marché.
Cette décision précise le cadre d’analyse des prix bas pratiqués par un acteur dominant, en s’écartant d’une approche purement mécanique. Ainsi, il convient d’examiner la clarification des critères de l’abus par le rejet d’une présomption d’illégalité (I), avant d’analyser la portée de cette solution qui consacre une approche fondée sur les effets économiques réels de la pratique (II).
I. La clarification des critères de l’abus par le rejet d’une présomption d’illégalité
La Cour refuse de condamner automatiquement une politique de prix bas se situant dans la zone grise entre coûts totaux et coûts incrémentaux. Elle rejette ainsi l’application d’un critère de coût automatique (A) et privilégie une analyse exigeant la démonstration d’effets anticoncurrentiels probables ou avérés (B).
A. Le rejet d’un automatisme fondé sur le seul critère du coût
La Cour de justice prend soin de distinguer la situation d’espèce des cas de prédation caractérisée. Elle rappelle sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *AKZO*, selon laquelle des prix inférieurs à la moyenne des coûts variables sont en principe considérés comme abusifs, car ils sont présumés ne viser qu’à éliminer les concurrents. En revanche, pour des prix supérieurs aux coûts variables mais inférieurs aux coûts totaux, le même arrêt exigeait la preuve d’un plan ayant pour but d’éliminer un concurrent. Or, dans le cas présent, l’intention d’éviction n’a pas été retenue par les autorités nationales. La Cour estime donc qu’une politique tarifaire ne saurait être qualifiée d’abusive « au seul motif que le prix appliqué par l’entreprise occupant une position dominante à un seul client se situe à un niveau inférieur aux coûts totaux moyens imputés à l’activité concernée, mais supérieur aux coûts incrémentaux moyens ». En agissant ainsi, elle refuse d’établir une nouvelle catégorie de prix intrinsèquement abusifs et maintient une approche nuancée pour cette stratégie de prix. Le simple fait de ne pas couvrir l’intégralité des coûts, y compris une part des coûts communs fixes, n’est pas suffisant pour caractériser une infraction, dès lors que les coûts directement engendrés par la prestation sont couverts.
B. La primauté d’une analyse fondée sur les effets concurrentiels
Plutôt que de se focaliser sur une comparaison abstraite entre prix et coûts, la Cour déplace le centre de gravité de l’analyse vers les conséquences concrètes de la pratique. Elle énonce qu’il « y a lieu d’examiner si cette politique de prix, sans justification objective, a pour résultat l’éviction effective ou probable de ce concurrent, au détriment du jeu de la concurrence et, de ce fait, des intérêts des consommateurs ». Cette approche pragmatique repose sur l’idée que le droit de la concurrence ne vise pas à protéger les concurrents en tant que tels, mais bien la structure concurrentielle du marché au profit final du consommateur. Un effet d’éviction n’est pas nécessairement illicite ; il peut résulter d’une concurrence par les mérites où une entreprise plus efficace gagne des parts de marché. L’abus n’est constitué que si la pratique empêche un concurrent considéré comme aussi efficace que l’entreprise dominante de rester sur le marché, faussant ainsi le jeu normal de la concurrence. La Cour invite donc la juridiction de renvoi à examiner si le concurrent était réellement menacé de disparition ou de marginalisation à long terme, ce qui, en l’espèce, semblait peu probable puisqu’il a pu maintenir son activité et même regagner les clients perdus quelques années plus tard.
L’abandon d’une approche formelle au profit d’une analyse des effets concrets reconfigure la notion même de pratique d’éviction. Cette évolution modernise l’appréciation des stratégies tarifaires en la fondant sur des considérations économiques objectives.
II. La reconfiguration de la notion de pratique d’éviction
En subordonnant la qualification d’abus à la preuve d’un effet préjudiciable sur la concurrence, la Cour atténue la place traditionnellement accordée à l’intention de l’entreprise dominante (A) et consacre une approche plus économique et circonstanciée de l’abus (B).
A. L’atténuation du critère intentionnel au profit d’un examen objectif
L’un des apports majeurs de cet arrêt est de réduire l’importance de la recherche d’une intention prédatrice pour les prix situés entre les coûts incrémentaux et les coûts totaux. La jurisprudence *AKZO* avait établi un critère subjectif pour cette zone de prix, en exigeant la preuve d’un « plan d’élimination ». Cette approche présentait des difficultés probatoires importantes et pouvait conduire à une certaine insécurité juridique. En se concentrant désormais sur « l’éviction effective ou probable » d’un concurrent efficace, la Cour privilégie un test objectif fondé sur les effets observables ou prévisibles sur le marché. Cette objectivation de l’analyse est plus conforme à la finalité de l’article 102 TFUE, qui est de sanctionner les comportements qui portent atteinte à la structure de la concurrence, indépendamment des mobiles psychologiques de l’entreprise. Le fait que l’opérateur dominant n’ait pas eu l’intention délibérée d’évincer son rival n’est plus un obstacle à la constatation d’un abus, si sa pratique produit objectivement un tel résultat au détriment du marché.
B. La consécration d’une approche économique et circonstanciée
L’arrêt confirme l’évolution du droit de la concurrence de l’Union vers une analyse plus économique. Il ne s’agit plus seulement d’appliquer des règles formelles, mais d’apprécier in concreto les dynamiques de marché. La Cour souligne qu’une entreprise dominante doit pouvoir se défendre en démontrant que son comportement est objectivement justifié ou que les effets d’éviction sont contrebalancés par des avantages en termes d’efficacité qui profitent également aux consommateurs. Par exemple, l’opérateur postal avait fait valoir que le contrat avec le groupe de grande distribution avait permis des économies d’échelle significatives. La Cour indique qu’une telle justification doit être prise en compte si la réalité et l’étendue de ces gains d’efficacité sont établies, même si ce critère ne figurait pas explicitement dans les barèmes de prix de l’entreprise. Cette ouverture à la justification par l’efficacité économique renforce l’idée que la concurrence par les prix, même agressive, est en principe légitime et ne doit être sanctionnée que lorsqu’elle devient un instrument de distorsion du marché et nuit, en fin de compte, aux consommateurs.