Par un arrêt préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à interpréter la notion de prestation de services effectuée « à titre onéreux » au sens des directives relatives au système commun de taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes percevait de la part de la caisse nationale d’assurance maladie un versement dénommé « forfait soins », destiné à couvrir les prestations de soins fournies à ses résidents. Estimant que ce forfait se situait en dehors du champ d’application de la taxe sur la valeur ajoutée, cet établissement a sollicité le remboursement d’une partie de la taxe qu’il avait acquittée, ce qui lui fut refusé par l’administration fiscale. Saisi du litige consécutif à ce refus, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté la demande de l’établissement. Celui-ci a alors interjeté appel devant la cour administrative d’appel de Versailles.
Devant les juges d’appel, l’établissement soutenait que le forfait ne constituait pas la contrepartie directe d’une prestation de services individualisée, dès lors que les soins n’étaient pas définis à l’avance et que leur coût n’était pas facturé aux résidents, qui en bénéficiaient gratuitement. L’administration fiscale opposait que ce forfait s’analysait bien comme la rémunération d’une prestation de services effectuée à titre onéreux, peu important que la tarification soit forfaitaire et versée par un tiers. Face à cette difficulté d’interprétation du droit de l’Union, la cour administrative d’appel de Versailles a sursis à statuer et a interrogé la Cour de justice sur le point de savoir si un tel « forfait soins » constitue la contrepartie d’une prestation de services imposable. La Cour répond par l’affirmative, jugeant que de tels versements « constitue[nt] la contrepartie des prestations de soins effectuées à titre onéreux par un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes au profit de ses résidents et relève[nt], à ce titre, du champ d’application de la taxe sur la valeur ajoutée ».
La solution retenue par la Cour de justice conforte une conception large de la notion de contrepartie en matière de taxe sur la valeur ajoutée (I), emportant des conséquences déterminantes sur le régime de déduction applicable aux opérateurs du secteur sanitaire et social (II).
I. La consolidation d’une conception extensive de la contrepartie
La Cour de justice réaffirme que la qualification de prestation de services à titre onéreux repose sur l’existence d’un lien direct entre le service rendu et la contrepartie reçue, dont les modalités concrètes de versement sont largement indifférentes (A), y compris lorsque cette contrepartie rémunère une obligation de disponibilité permanente (B).
A. L’indifférence de l’origine tierce de la contrepartie
La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « une prestation de services n’est effectuée à titre onéreux […] que s’il existe entre le prestataire et le bénéficiaire un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées ». La rémunération perçue doit ainsi constituer la contre-valeur du service fourni. Toutefois, la Cour précise que pour satisfaire cette condition, il n’est pas nécessaire que la contrepartie provienne directement du bénéficiaire des services.
En l’occurrence, le fait que le versement soit effectué par la caisse d’assurance maladie et non par les résidents eux-mêmes n’est pas de nature à rompre le lien direct entre le service et sa rémunération. La Cour souligne en effet qu’il est admis que « la contrepartie peut également être obtenue d’un tiers ». Le circuit de financement tripartite, dans lequel un tiers payeur assume la charge financière d’un service au profit d’un bénéficiaire, ne fait donc pas obstacle à l’assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée, dès lors que le versement est clairement identifiable comme la contrepartie d’une prestation de services individualisable.
B. La reconnaissance du caractère onéreux d’une prestation de disponibilité
Le principal argument de l’établissement requérant reposait sur l’absence d’individualisation des soins et de leur tarification, le forfait étant calculé de manière globale. La Cour écarte cet argument en se fondant sur la nature même du service fourni. Elle juge en effet que « lorsque, comme dans l’affaire au principal, la prestation de services en cause se caractérise, notamment, par la disponibilité permanente du prestataire de services de fournir, le moment venu, les prestations de soins requises par les résidents, il n’est pas nécessaire, afin de reconnaître l’existence d’un lien direct […], d’établir qu’un paiement se rapporte à une prestation de soins individualisée et ponctuelle ».
Ainsi, la contrepartie n’est pas seulement celle d’actes de soins spécifiques, mais bien celle de l’obligation que l’établissement assume d’être en permanence en mesure de fournir lesdits soins. Le caractère forfaitaire de la rémunération est donc adapté à la nature de la prestation. Cette analyse consacre une approche pragmatique, reconnaissant que la valeur économique d’un service peut résider dans la garantie d’une disponibilité continue plutôt que dans la seule exécution d’actes ponctuels, ce qui a une portée significative pour de nombreuses activités de service public ou d’intérêt général.
II. La portée de la qualification sur le régime des déductions
En intégrant le « forfait soins » dans le champ de la taxe sur la valeur ajoutée, la Cour renforce une application objective de la taxe (A), ce qui a pour effet direct d’affecter le calcul du droit à déduction de la taxe d’amont pour les organismes concernés (B).
A. La primauté de l’analyse économique sur les modalités de financement
La décision confirme que l’application du système commun de taxe sur la valeur ajoutée repose avant tout sur la réalité économique des opérations. Dès lors qu’un opérateur économique perçoit une rémunération en échange d’un service identifiable, l’opération entre dans le champ d’application de la taxe, quelles que soient la complexité du mode de calcul de cette rémunération et la structure de son financement. Le versement, bien que qualifié de « forfait » et déterminé selon des critères généraux, est la contrepartie économique d’une obligation de prestation.
Cette approche objective garantit la neutralité et l’universalité de la taxe, en prévenant que des montages financiers ou des réglementations sectorielles ne permettent de soustraire artificiellement des opérations économiques à l’impôt. La solution s’inscrit ainsi dans une logique de cohérence du système, où la nature d’une opération est appréciée au regard de sa substance plutôt que de sa forme. L’existence d’une obligation légale de fournir les soins, en contrepartie de laquelle le forfait est versé, suffit à établir le rapport juridique et le caractère onéreux de l’opération.
B. L’incidence directe sur le calcul du prorata de déduction
L’enjeu pratique du litige résidait dans le calcul du prorata de déduction de l’établissement. En vertu de l’article 174 de la directive TVA, le droit à déduction d’un assujetti réalisant à la fois des opérations taxées et des opérations exonérées est limité. Ce prorata est une fraction dont le dénominateur inclut le chiffre d’affaires afférent aux opérations qui n’ouvrent pas droit à déduction, telles que les prestations de soins exonérées en vertu de l’article 132 de la directive.
En jugeant que le « forfait soins » relève du champ d’application de la taxe, la Cour confirme que ce montant, bien qu’exonéré par le droit national, doit être inclus dans le dénominateur du prorata de déduction. Cette inclusion a pour effet de diminuer le ratio de déduction de l’opérateur et, par conséquent, de réduire le montant de la taxe d’amont qu’il est en droit de récupérer. La solution, bien que fondée en droit, se révèle donc défavorable à l’établissement qui espérait, par une interprétation contraire, améliorer son droit à déduction.