Par un arrêt en date du 27 mars 2014, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions de son contrôle au regard de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’agissant d’une réglementation nationale instaurant des frais de justice.
En l’espèce, un travailleur avait été licencié par son employeur, une société qui fut ultérieurement placée en redressement judiciaire. Les parties étaient parvenues à un accord transactionnel, homologué par une juridiction espagnole, aux termes duquel l’employeur reconnaissait le caractère abusif du licenciement et s’engageait à verser diverses indemnités. L’employeur n’ayant pas honoré ses engagements, le travailleur a sollicité l’exécution forcée de la transaction, ce qui lui fut accordé puis immédiatement suspendu au motif que la société bénéficiait d’un plan de redressement. Le travailleur a formé un recours contre cette décision de suspension, qui fut rejeté.
Souhaitant interjeter appel de ce rejet, le travailleur s’est vu réclamer le paiement d’une taxe judiciaire, condition de recevabilité de son recours en vertu d’une loi de 2012. Il a contesté cette obligation de paiement en soutenant qu’elle était incompatible avec le droit à un recours effectif garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La juridiction de renvoi, le Juzgado de lo Social n° 2 de Terrassa, a alors saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles.
La question de droit posée à la Cour de justice consistait donc à déterminer si une réglementation nationale imposant le paiement d’une taxe pour interjeter appel dans un litige de droit du travail relève du champ d’application du droit de l’Union, et peut par conséquent être examinée au regard de la Charte, au motif que la procédure nationale vise, à terme, à obtenir le constat de l’insolvabilité de l’employeur pour déclencher l’application de la directive 2008/94/CE relative à la protection des travailleurs salariés. À cette question, la Cour de justice a répondu en se déclarant incompétente pour connaître du litige.
Cette décision, qui repose sur une interprétation rigoureuse des conditions de mise en œuvre du droit de l’Union (I), conduit à interroger la portée de la protection offerte par la Charte dans des situations procédurales intermédiaires (II).
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I. L’incompétence de la Cour de justice en l’absence de mise en œuvre du droit de l’Union
La Cour de justice fonde son incompétence sur une lecture stricte du champ d’application de la Charte, qui exige un rattachement suffisant du litige au droit de l’Union (A), un tel lien faisant défaut en l’espèce (B).
A. Le rattachement nécessaire du litige au droit de l’Union
La Cour rappelle d’abord le principe cardinal selon lequel les dispositions de la Charte s’adressent aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Cette règle, énoncée à l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, confirme une jurisprudence constante et fondamentale pour la répartition des compétences entre l’Union et ses membres. Ainsi, « les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de telles situations ».
Pour que la Cour soit compétente, il ne suffit donc pas qu’un litige présente une simple connexion factuelle ou indirecte avec le droit de l’Union. La situation juridique en cause doit relever du champ d’application de ce droit, soit parce que la réglementation nationale contestée vise à transposer une directive, à exécuter un règlement, ou parce qu’elle se situe dans un domaine où des règles spécifiques de l’Union sont applicables et susceptibles d’être affectées. En dehors de ces hypothèses, l’appréciation de la conformité du droit national aux droits fondamentaux relève de la seule compétence des États membres et de leurs juridictions.
B. L’application du critère au litige pendant devant la juridiction nationale
Appliquant ce principe au cas d’espèce, la Cour constate que la situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union. Premièrement, la loi espagnole instaurant la taxe judiciaire est une mesure de portée générale qui ne vise pas à mettre en œuvre une disposition du droit de l’Union. Deuxièmement, le litige au principal ne porte pas sur l’interprétation d’une règle de l’Union, mais sur l’exécution forcée d’un contrat de transaction régi par le droit national espagnol.
La Cour écarte l’argument selon lequel l’objectif ultime du travailleur serait d’activer la protection de la directive 2008/94. Elle relève en effet que, pour que cette directive s’applique, l’état d’insolvabilité de l’employeur doit avoir été formellement constaté par l’autorité nationale compétente, conformément à l’article 2 de ladite directive. Or, au stade de la procédure, l’employeur n’était pas considéré comme étant en état d’insolvabilité. Le fait que le requérant cherche à obtenir, par ses démarches, un tel constat « ne suffit pas pour considérer que la situation en cause au principal relève, dès ce stade de la procédure, du champ d’application de cette directive ». Par conséquent, la Cour de justice se déclare incompétente.
II. La portée de la solution et le champ d’application de la Charte des droits fondamentaux
La décision de la Cour, en confirmant une conception stricte du champ d’application du droit de l’Union (A), révèle les limites de la protection des droits fondamentaux pour le justiciable dans certaines circonstances procédurales (B).
A. La confirmation d’une conception stricte du champ d’application du droit de l’Union
La solution retenue par la Cour de justice s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante et rigoureuse visant à ne pas étendre indéfiniment sa compétence. En refusant de contrôler une situation qui ne présente qu’un lien potentiel et futur avec le droit de l’Union, la Cour préserve la répartition des compétences entre l’ordre juridique de l’Union et les ordres juridiques nationaux. Elle évite ainsi que la Charte ne devienne un instrument de contrôle général des législations nationales, même lorsque celles-ci n’ont aucune attache directe avec les politiques de l’Union.
Cette approche orthodoxe offre une prévisibilité et une sécurité juridique certaines. Elle signifie que les États membres conservent la maîtrise de leurs règles de procédure et de fiscalité judiciaire tant que celles-ci n’interfèrent pas avec une situation déjà régie par le droit de l’Union. La Cour réaffirme ainsi que « lorsqu’une situation juridique ne relève pas du champ d’application du droit de l’Union, la Cour n’est pas compétente pour en connaître et les dispositions éventuellement invoquées de la Charte ne sauraient, à elles seules, fonder cette compétence ».
B. Les conséquences pour le justiciable et l’effectivité potentielle des droits
Toutefois, cette position rigoureuse met en lumière une difficulté pratique pour le justiciable. Le travailleur se trouve dans une situation paradoxale : pour bénéficier d’un droit conféré par une directive de l’Union, il doit préalablement accomplir des démarches procédurales régies exclusivement par le droit national. Or, c’est précisément lors de ces démarches qu’un obstacle financier est susceptible de faire échec à son droit d’accès à un tribunal, droit pourtant garanti par l’article 47 de la Charte.
Le droit à un recours effectif, bien que fondamental, se trouve ainsi neutralisé durant les phases procédurales nationales qui précèdent l’application directe d’une norme de l’Union. La protection de la Charte n’est pas activée tant que le seuil de la « mise en œuvre » du droit de l’Union n’est pas franchi. La décision illustre ainsi une zone où le justiciable, bien que cherchant à faire valoir un droit d’origine européenne, ne peut pas encore invoquer les garanties fondamentales européennes pour surmonter les obstacles procéduraux nationaux qui se dressent sur son chemin.