Dans un arrêt du 9 novembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la condition de l’intérêt à agir dans le cadre d’un recours en annulation, en particulier s’agissant des entreprises soumises à une mesure de défense commerciale. En l’espèce, plusieurs sociétés productrices et exportatrices de modules photovoltaïques originaires de la République populaire de Chine ont fait l’objet d’une enquête antisubventions diligentée par les institutions de l’Union. À l’issue de cette procédure, le Conseil de l’Union européenne a adopté un règlement d’exécution instituant un droit compensateur définitif sur les importations des produits concernés. Simultanément, la Commission européenne a accepté une offre d’engagement de prix par laquelle ces mêmes sociétés s’engageaient à respecter un prix minimal à l’importation, en contrepartie d’une exonération du droit compensateur. Cette exonération restait toutefois conditionnée au respect des termes de l’engagement, notamment un volume annuel d’importation maximal.
Saisies d’un recours en annulation formé par ces entreprises contre le règlement instituant le droit compensateur, les juridictions de l’Union ont été confrontées à une double problématique procédurale. En première instance, le Tribunal de l’Union européenne a d’abord écarté l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Commission, qui soutenait que les requérantes, bénéficiant de l’engagement, n’avaient plus d’intérêt à contester le règlement. Le Tribunal a cependant, dans un second temps, déclaré irrecevables deux des moyens de fond soulevés par les requérantes, au motif que celles-ci ne justifiaient pas d’un intérêt né et actuel à les invoquer. Saisie d’un pourvoi principal des entreprises contre le rejet de leurs moyens et d’un pourvoi incident de la Commission contestant la recevabilité même de l’action initiale, la Cour de justice a dû se prononcer sur l’étendue du contrôle de l’intérêt à agir. La question de droit posée était double : d’une part, une entreprise dont l’engagement de prix a été accepté conserve-t-elle un intérêt à agir contre le règlement instituant le droit dont elle est conditionnellement exemptée ? D’autre part, le juge peut-il, après avoir reconnu l’intérêt général à agir du requérant, exiger la preuve d’un intérêt spécifique pour chacun des moyens soulevés au soutien du recours ?
À cette double interrogation, la Cour de justice a répondu par l’affirmative. Elle a jugé que le règlement litigieux affectait bien la situation juridique des requérantes, leur intérêt à agir était donc constitué. Elle a cependant confirmé l’analyse du Tribunal en validant la possibilité de déclarer un moyen irrecevable lorsque son auteur ne démontre pas d’intérêt né et actuel à le soulever, indépendamment de la recevabilité générale de son recours.
Il convient donc d’analyser la manière dont la Cour a validé un contrôle dédoublé de l’intérêt à agir, en distinguant la recevabilité du recours de celle des moyens qui le soutiennent (I), avant d’étudier la portée de cette solution rigoureuse, qui semble restreindre le droit au recours effectif au profit des prérogatives institutionnelles (II).
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I. La validation d’un contrôle dédoublé de l’intérêt à agir
La Cour de justice opère une distinction nette entre l’intérêt à l’annulation de l’acte, qu’elle reconnaît largement (A), et l’intérêt à soulever un moyen particulier, qu’elle soumet à des conditions plus strictes (B).
A. La recevabilité maintenue du recours contre le règlement instituant un droit
La Cour de justice rejette le pourvoi incident de la Commission et confirme que les entreprises requérantes disposaient bien d’un intérêt à agir contre le règlement instituant le droit compensateur. Le raisonnement de la Cour repose sur le fait que l’acte attaqué est susceptible, par lui-même, d’avoir des conséquences juridiques pour les requérantes. En effet, l’exonération du droit dont elles bénéficient n’est que conditionnelle et précaire. La Cour relève que « les requérantes restent soumises aux droits compensateurs prévus par le règlement litigieux […] pour les importations qui dépasseraient le niveau annuel prévu dans l’engagement ». L’existence même de l’engagement est intrinsèquement liée au règlement ; l’annulation de ce dernier rendrait l’engagement caduc.
Ainsi, la situation juridique des requérantes est directement affectée par le règlement, qui crée une obligation de paiement latente et les expose à des droits compensateurs en cas de non-respect de leur engagement. La Cour souligne que la compétence du Conseil pour adopter le règlement n’est pas liée, ce qui signifie que l’acceptation d’un engagement par la Commission n’entraîne pas automatiquement l’adoption d’un règlement par le Conseil. L’acte du Conseil demeure un acte distinct et autonome, produisant ses propres effets de droit. En considérant que l’ensemble des mesures de défense commerciale forme un « paquet » indissociable, la Cour confirme une approche pragmatique : une entreprise ne saurait être privée du droit de contester la base légale d’un droit au seul motif qu’elle bénéficie d’une dérogation temporaire et conditionnelle à son application.
B. L’approbation de l’irrecevabilité des moyens jugés hypothétiques
Si la Cour admet largement la recevabilité du recours, elle se montre bien plus restrictive quant à celle des moyens invoqués. Elle valide la démarche du Tribunal qui a rejeté deux moyens des requérantes comme irrecevables. Le motif de ce rejet réside dans l’absence d’intérêt né et actuel des requérantes à soulever ces moyens spécifiques. Le Tribunal avait estimé que les situations visées par les moyens en question étaient hypothétiques et ne concernaient pas directement les opérations d’importation des requérantes au moment de l’introduction du recours. La Cour confirme cette analyse en jugeant qu’« un moyen d’annulation est irrecevable au motif que l’intérêt à agir fait défaut lorsque, à supposer qu’il soit fondé, l’annulation de l’acte attaqué sur la base de ce moyen ne serait pas de nature à donner satisfaction au requérant ».
Cette dissociation entre l’intérêt à agir et l’intérêt à soulever un moyen constitue une évolution notable. La Cour exige du requérant non seulement de démontrer que l’annulation de l’acte lui procurerait un bénéfice, mais aussi que chaque argumentation juridique développée se rapporte à une situation concrète et actuelle le concernant. L’intérêt à agir n’est plus seulement une condition liminaire à l’introduction de l’instance, mais devient un critère de filtrage des arguments au sein même de la procédure. En conséquence, le simple fait d’être directement et individuellement concerné par un acte ne confère pas un droit inconditionnel à en contester tous les aspects.
Cette solution, qui valide une approche stricte de la pertinence des moyens, n’est pas sans conséquence sur l’équilibre des droits procéduraux. Après avoir exposé le sens de cette décision, il convient d’en apprécier la valeur et la portée.
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II. Une exigence procédurale rigoureuse aux conséquences ambivalentes
En soumettant chaque moyen à un test d’intérêt, la Cour de justice introduit une restriction potentiellement discutable du droit au recours effectif (A), dont la portée incertaine semble avant tout favorable aux prérogatives des institutions de l’Union (B).
A. Une restriction discutable du droit au recours effectif
La principale critique que l’on peut adresser à cette décision réside dans sa confrontation avec le droit à un recours effectif, garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En exigeant d’un requérant qu’il démontre un intérêt né et actuel pour chaque moyen, la Cour instaure une charge procédurale supplémentaire qui peut s’avérer difficile à satisfaire. Les requérantes ont d’ailleurs soulevé cet argument, craignant que l’impossibilité de contester certains aspects d’un règlement dans le délai de recours ne les prive de toute voie de droit future, notamment au regard de la jurisprudence interdisant de contester la validité d’un acte par voie d’exception d’illégalité lorsque le recours direct était ouvert.
La Cour écarte cet argument en affirmant que son interprétation ne modifie pas le système de contrôle juridictionnel prévu par les traités. Elle estime que dans l’hypothèse où un intérêt naîtrait postérieurement à l’expiration du délai de recours, la jurisprudence en question ne constituerait « en principe, pas un obstacle » à la contestation de la validité de l’acte devant une juridiction nationale. Cette assurance reste toutefois abstraite et peu convaincante, car elle laisse planer une incertitude sur les possibilités réelles pour un justiciable de faire valoir ses droits si sa situation évolue. Cette approche semble imposer au justiciable une anticipation parfaite de tous les préjudices potentiels, au risque de voir ses moyens jugés prématurés ou hypothétiques.
B. La portée incertaine d’une solution favorable aux prérogatives institutionnelles
L’arrêt commenté soulève la question de sa portée : s’agit-il d’une décision d’espèce, liée aux particularités du contentieux de la défense commerciale et des engagements de prix, ou d’un arrêt de principe destiné à s’appliquer à l’ensemble du contentieux de l’annulation ? La Cour ne donne pas d’indication claire, mais la généralité des termes employés, notamment lorsqu’elle vise « un recours en annulation intenté par une personne physique ou morale », laisse craindre une application large. Une telle extension renforcerait considérablement les moyens de défense des institutions, qui pourraient systématiquement opposer l’irrecevabilité non seulement du recours, mais aussi de chaque moyen pris isolément.
Cette solution conduit à un paradoxe. Alors que la jurisprudence a progressivement assoupli les conditions de recevabilité des recours des particuliers, notamment en matière réglementaire, elle semble ici durcir les conditions d’examen de leurs arguments sur le fond. En fin de compte, la décision favorise une forme de pragmatisme judiciaire où le juge peut écarter des débats qu’il estime théoriques ou non pertinents pour la situation immédiate du requérant. Si cet objectif de bonne administration de la justice est compréhensible, il ne doit pas se faire au détriment de la protection juridictionnelle effective, qui exige que le justiciable, une fois sa qualité pour agir reconnue, puisse librement développer l’argumentaire qu’il juge utile à la défense de ses intérêts.