Par un arrêt en date du 27 octobre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne a statué sur le pourvoi formé par un État membre contre un arrêt du Tribunal de première instance. Ledit arrêt avait annulé une décision de la Commission européenne de ne pas soulever d’objections concernant un régime d’aides d’État dans le secteur agroalimentaire. À l’origine, plusieurs entreprises du secteur de l’abattage, assujetties au versement de contributions pour financer un label de qualité national, avaient saisi la Commission en contestant ce dispositif dont elles ne bénéficiaient pas. La Commission, après un examen préliminaire, avait déclaré les aides compatibles avec le marché commun, sans ouvrir la procédure formelle d’examen. Les entreprises requérantes ont alors introduit un recours en annulation devant le Tribunal, qui leur a donné raison au motif que la Commission aurait dû nourrir des doutes sérieux quant à la compatibilité du régime, justifiant l’ouverture de la procédure formelle. Le pourvoi devant la Cour de justice portait principalement sur la recevabilité du recours des entreprises en première instance et sur l’appréciation de la notion de « difficultés sérieuses ». La Cour de justice a rejeté le pourvoi, confirmant ainsi l’annulation de la décision de la Commission. La solution retenue par la Cour apporte une clarification bienvenue sur les droits procéduraux des tiers dans le contrôle des aides d’État (I), tout en définissant de manière stricte les obligations de la Commission lors de la phase d’examen préliminaire (II).
I. La consolidation du droit au recours des concurrents en matière d’aides d’État
La Cour de justice saisit l’occasion de cet arrêt pour réaffirmer le droit d’accès au juge pour les entreprises concurrentes, en le fondant sur la nécessité de garantir leurs droits procéduraux (A). Elle opère à ce titre une distinction essentielle entre la recevabilité du recours et la preuve d’une affectation substantielle de la position sur le marché (B).
A. La reconnaissance d’un droit au recours autonome pour la sauvegarde des garanties procédurales
Le contrôle des aides d’État par la Commission s’articule en deux phases : une phase préliminaire à l’issue de laquelle la Commission peut autoriser l’aide si elle ne soulève aucun doute, et une procédure formelle d’examen, obligatoire en cas de « difficultés sérieuses ». Seule cette seconde phase confère des droits procéduraux aux « parties intéressées », notamment celui de présenter leurs observations. En l’espèce, la Cour confirme que la possibilité pour une entreprise concurrente de contester une décision de ne pas ouvrir la procédure formelle est la condition même du respect de ces garanties. La Cour énonce en effet que « les bénéficiaires des garanties de procédure prévues à l’article 88, paragraphe 2, CE […] ne peuvent en obtenir le respect que s’ils ont la possibilité de contester la décision de ne pas soulever d’objections devant le juge de l’Union ». Cette approche consacre un droit au recours dont l’objet est la protection des prérogatives procédurales elles-mêmes. La qualité de « partie intéressée », définie comme toute entreprise « dont les intérêts pourraient être affectés par l’octroi d’une aide », suffit donc à individualiser le requérant aux fins du recours en annulation.
B. La dissociation entre la recevabilité du recours et l’affectation substantielle de la position concurrentielle
L’État membre requérant et la Commission soutenaient que le Tribunal s’était contredit en jugeant le recours recevable tout en constatant que les entreprises n’avaient pas démontré que leur position sur le marché était substantiellement affectée. La Cour de justice rejette cet argument en opérant une distinction fondamentale quant à l’objet du recours. Lorsqu’un requérant conteste une décision de ne pas soulever d’objections, il « met en cause essentiellement le fait que la décision […] a été adoptée sans que cette institution ouvre la procédure formelle d’examen, violant ce faisant ses droits procéduraux ». Dans ce cadre, le requérant peut soulever tout argument de fond visant à démontrer que la Commission aurait dû avoir des doutes. La Cour précise que « l’utilisation de tels arguments ne saurait pour autant avoir pour conséquence de transformer l’objet du recours ni d’en modifier les conditions de recevabilité ». Par conséquent, l’exigence de prouver une affectation substantielle de la position concurrentielle est sans pertinence lorsque le recours vise à sanctionner le non-respect par la Commission de son obligation d’ouvrir la procédure formelle. Cette solution préserve l’accès au juge des concurrents et assure un contrôle effectif des décisions prises à l’issue de la seule phase préliminaire.
II. Le contrôle strict des « difficultés sérieuses » limitant le pouvoir d’appréciation de la Commission
Au-delà des questions de recevabilité, l’arrêt apporte une contribution majeure à la définition de la notion de « difficultés sérieuses ». La Cour valide l’analyse du Tribunal selon laquelle une discordance au sein de l’ordre juridique national constitue en soi une telle difficulté (A), et ce, sans que de simples promesses administratives puissent suffire à lever les doutes (B).
A. La qualification d’une discordance normative interne en « difficulté sérieuse »
Le cœur du litige au fond résidait dans une contradiction au sein du droit national de l’État membre concerné. La loi instituant le régime d’aide réservait le bénéfice des mesures aux seuls produits nationaux, ce qui est contraire au droit de l’Union. Cependant, des directives administratives postérieures et des assurances données par les autorités nationales prétendaient écarter l’application de cette clause. Pour la Cour de justice, confirmant le raisonnement du Tribunal, cette situation suffisait à caractériser l’existence de difficultés sérieuses. En effet, « la compatibilité ou l’incompatibilité de l’aide en cause était susceptible d’être directement affectée par cette discordance au niveau du droit national ». Une telle incertitude juridique objective sur la portée exacte du régime notifié aurait dû conduire la Commission à douter de sa compatibilité. La Cour juge que « ladite discordance aurait dû objectivement susciter des doutes quant à la compatibilité de l’aide en cause avec le marché commun », imposant dès lors l’ouverture de la procédure formelle d’examen.
B. L’inefficacité des garanties administratives pour écarter l’existence d’un doute
La Commission arguait qu’elle pouvait se fier à la promesse des autorités nationales de n’appliquer que les directives administratives conformes au droit de l’Union, et non la loi de base. La Cour de justice balaye cet argument avec fermeté. Elle souligne qu’une « telle promesse n’était pas de nature à rendre juridiquement impossible l’application de [la loi nationale] et donc la limitation susceptible d’impliquer l’incompatibilité de l’aide en cause avec le marché commun ». Faisant prévaloir le principe de sécurité juridique et la hiérarchie des normes, elle rappelle que des mesures internes contraignantes de même valeur juridique sont nécessaires pour éliminer une incompatibilité avec le droit de l’Union. S’il n’appartient pas à la Commission de trancher un conflit de normes internes, elle a l’obligation de constater l’incertitude juridique qui en découle et d’en tirer les conséquences procédurales qui s’imposent. En refusant que la Commission se contente de garanties informelles, la Cour circonscrit son pouvoir d’appréciation durant la phase préliminaire et la contraint à exercer son devoir de diligence de manière plus rigoureuse.