Cour de justice de l’Union européenne, le 27 octobre 2016, n°C-613/14

Par un arrêt dont la portée clarifie l’articulation du droit de l’Union et des droits nationaux des contrats, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant sur renvoi préjudiciel en application de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, s’est prononcée sur l’effet juridique des normes harmonisées dans le cadre d’un litige de droit privé.

En l’espèce, un litige était né de l’exécution d’un contrat de vente portant sur des produits de construction. Le contrat stipulait que les produits devaient être conformes à une norme nationale qui constituait la transposition d’une norme harmonisée européenne. L’acheteur, insatisfait de la qualité des matériaux livrés, a contesté leur conformité non pas au regard de la seule norme, mais au regard des exigences générales de qualité marchande et d’aptitude à l’emploi prévues par le droit national de la vente. Le vendeur opposait à cette demande la présomption de conformité attachée au produit, celui-ci ayant été fabriqué en accord avec la norme harmonisée et bénéficiant du marquage CE.

Saisie du différend, la juridiction nationale a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice plusieurs questions préjudicielles. Celles-ci visaient essentiellement à déterminer si une norme harmonisée, et la présomption de conformité qui en découle, lie le juge national dans son appréciation de la bonne exécution d’un contrat de droit privé et si les dispositions générales du droit national de la vente constituent des « règles techniques » soumises à une obligation de notification préalable à la Commission européenne.

La question de droit posée à la Cour était donc double : elle portait d’une part sur la force normative d’une norme technique harmonisée dans la sphère contractuelle et, d’autre part, sur la qualification de certaines règles de droit civil au regard des procédures d’information du droit de l’Union.

À cette interrogation, la Cour de justice répond en affirmant sa compétence pour interpréter les normes harmonisées, tout en limitant strictement leur portée contraignante pour le juge national dans le contexte d’un litige contractuel. Elle précise que la présomption d’aptitude à l’usage attachée à ces normes ne préempte pas l’application des règles nationales de droit commun relatives à la qualité des biens vendus. Enfin, elle juge que de telles règles nationales ne sauraient être qualifiées de « règles techniques » au sens du droit de l’Union.

Il convient d’analyser la solution de la Cour en examinant d’abord l’affirmation de sa compétence interprétative face à la portée relativisée des normes harmonisées dans le contentieux contractuel (I), puis d’étudier la sauvegarde conséquente de l’autonomie du droit national des contrats face au droit technique de l’Union (II).

I. Une compétence interprétative affirmée face à la portée relativisée de la norme harmonisée

La Cour de justice établit sa légitimité à interpréter les normes harmonisées, actes de nature technique et non législative (A), pour ensuite circonscrire précisément leur effet juridique, en particulier la présomption de conformité, dans le cadre strict d’un contrat de droit privé (B).

A. L’affirmation de la compétence préjudicielle de la Cour de justice sur les normes harmonisées

La Cour de justice commence par une clarification procédurale essentielle en déclarant que « l’article 267 TFUE, premier alinéa, doit être interprété en ce sens que la Cour de justice de l’Union européenne est compétente pour interpréter à titre préjudiciel une norme harmonisée ». Cette affirmation n’est pas triviale, car les normes harmonisées sont adoptées par des organismes de normalisation privés européens, et non par les institutions de l’Union. Leur nature juridique d’acte de droit dérivé susceptible d’interprétation par la Cour n’était donc pas acquise.

En se déclarant compétente, la Cour reconnaît que ces normes, bien que d’origine technique et privée, produisent des effets juridiques dans l’ordre juridique de l’Union. Elles sont en effet élaborées sur mandat de la Commission et leurs références sont publiées au Journal officiel. Surtout, elles conditionnent l’apposition du marquage CE et la présomption de conformité des produits. Dès lors, pour garantir une application uniforme du droit de l’Union et l’effectivité du marché intérieur, une interprétation centralisée s’avère indispensable, rôle que seule la Cour de justice peut assumer.

Cette prise de position renforce la cohérence du système juridique de l’Union en intégrant pleinement le droit souple de la normalisation dans le champ du contrôle juridictionnel. Elle assure aux opérateurs économiques et aux juridictions nationales que le sens et la portée de ces documents techniques peuvent être clarifiés de manière authentique au plus haut niveau juridictionnel de l’Union.

B. La portée limitée de la présomption de conformité dans le cadre contractuel privé

Après avoir assis sa compétence, la Cour s’attache à définir les limites de l’effet juridique de la norme harmonisée. Elle juge que celle-ci « ne lie pas le juge national saisi d’un litige portant sur l’exécution d’un contrat de droit privé ». Cette solution dissocie clairement la sphère de la réglementation du marché, où la norme facilite la libre circulation, de la sphère de l’exécution contractuelle, régie par la volonté des parties et le droit national applicable.

De même, la Cour précise que la présomption d’aptitude à l’usage, attachée à un produit conforme à une norme harmonisée, « ne s’impose pas au juge national pour déterminer la qualité marchande ou l’aptitude à l’emploi d’un tel produit ». Autrement dit, le marquage CE, qui atteste de la conformité à la norme, constitue un « passeport » pour le produit sur le marché intérieur en le protégeant contre d’éventuelles entraves réglementaires nationales. Cependant, il ne crée pas une présomption irréfragable de qualité contractuelle. Le juge national demeure libre d’apprécier, au cas par cas, si le produit est concrètement apte à l’usage convenu entre les parties ou s’il présente la qualité que l’acheteur était légitimement en droit d’attendre.

Cette distinction est fondamentale car elle préserve l’équilibre entre les objectifs d’harmonisation technique du droit de l’Union et le respect des systèmes de droit privé des États membres. La norme harmonisée fixe un seuil de sécurité et de performance pour l’accès au marché, mais ne se substitue pas aux obligations de qualité plus spécifiques ou plus élevées qui peuvent naître d’un contrat.

II. La sauvegarde de l’autonomie du droit national des contrats

La solution de la Cour a pour conséquence directe de préserver l’application des dispositions de droit commun des contrats (A), tout en clarifiant la dualité fonctionnelle qui existe entre les règles de libre circulation des produits et celles qui gouvernent les obligations contractuelles (B).

A. La préservation de l’application du droit commun de la vente

En jugeant que les règles nationales à caractère général régissant la vente, telles que les garanties implicites de qualité marchande ou d’aptitude à l’usage, peuvent être appliquées par le juge indépendamment de la conformité du produit à une norme harmonisée, la Cour protège l’intégrité des droits civils nationaux. Elle refuse que l’harmonisation technique opérée par les directives « nouvelle approche » n’entraîne une neutralisation indirecte des fondements du droit des contrats des États membres.

Cette protection est renforcée par le quatrième point du dispositif de l’arrêt, qui interprète la notion de « règles techniques » au sens de la directive 98/34/CE. La Cour juge que des dispositions nationales énonçant des conditions contractuelles implicites concernant la qualité des produits « ne constituent pas des « règles techniques » […] dont les projets doivent faire l’objet de la communication préalable ». Si la solution inverse avait été retenue, les États membres auraient été contraints de notifier à la Commission tout projet de loi modifiant leur droit de la vente, ce qui aurait constitué une contrainte considérable et une atteinte disproportionnée à leur autonomie législative en matière de droit civil.

Cette interprétation restrictive de la notion de « règle technique » est donc d’une grande valeur. Elle empêche que des pans entiers du droit privé des États membres ne tombent sous le coup d’une procédure de contrôle conçue pour les réglementations techniques spécifiques susceptibles d’entraver le commerce, et non pour les principes généraux structurant les relations contractuelles.

B. La clarification de la dualité entre libre circulation et exécution contractuelle

La portée de cet arrêt réside dans la clarification qu’il apporte à la coexistence de deux logiques juridiques distinctes. D’une part, le droit de l’Union, à travers les directives d’harmonisation et les normes techniques, vise à assurer la libre circulation des marchandises en éliminant les barrières techniques. La présomption de conformité est l’outil principal de cette politique : elle garantit qu’un produit légalement fabriqué et marqué CE dans un État membre puisse être commercialisé dans tous les autres.

D’autre part, le droit national des contrats régit les obligations nées de l’accord de volontés entre des parties privées. Son objectif est d’assurer l’équilibre et la justice contractuels, en définissant la qualité due, les garanties applicables et les remèdes en cas d’inexécution. L’arrêt démontre que ces deux ordres de règles n’opèrent pas sur le même plan et ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. La conformité d’un produit aux normes européennes ne le vaccine pas contre une éventuelle non-conformité contractuelle.

En définitive, la Cour de justice offre ici une lecture équilibrée qui respecte le principe de subsidiarité. Elle confirme que l’harmonisation européenne, si poussée soit-elle dans certains domaines techniques, n’a pas vocation à effacer les traditions juridiques nationales qui forment le socle des relations entre particuliers. Le juge national se voit ainsi confirmé dans son rôle d’arbitre de la relation contractuelle, libre d’utiliser tous les outils de son droit interne pour apprécier la bonne exécution des obligations convenues.

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Hassan KOHEN
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