Un litige opposant un opérateur de télévision par abonnement à l’organisme public portugais chargé du soutien au cinéma a donné lieu à une décision préjudicielle de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 27 octobre 2022. En l’espèce, l’opérateur de télévision s’est vu réclamer le paiement d’une taxe annuelle sur les abonnements, dont les recettes sont destinées à financer l’activité cinématographique et audiovisuelle.
L’opérateur a contesté cette imposition devant les juridictions administratives portugaises, soutenant que la taxe était contraire au droit de l’Union, et notamment à la libre prestation de services garantie par l’article 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La juridiction de première instance lui a donné raison, estimant que la taxe, en finançant exclusivement la production nationale, créait une discrimination indirecte à l’encontre des prestataires de services établis dans d’autres États membres. Saisi en appel, le Supremo Tribunal Administrativo a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si l’article 56 TFUE s’oppose à une législation nationale instaurant une taxe dont le produit est affecté au financement d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles nationales, créant ainsi une potentielle restriction à la libre prestation de services.
La Cour de justice répond que l’article 56 TFUE ne s’oppose pas à une telle législation, dès lors que les effets restrictifs qu’elle pourrait engendrer sur la libre prestation de services sont trop aléatoires et indirects. Cette solution conduit à examiner la manière dont la Cour écarte la qualification de restriction à la libre prestation de services (I), avant d’analyser la portée de cette approche pragmatique des entraves au marché intérieur (II).
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I. L’APPLICATION RIGOUREUSE DES CRITÈRES DE LA RESTRICTION À LA LIBRE PRESTATION DE SERVICES
La Cour de justice, pour conclure à l’absence de restriction prohibée par l’article 56 TFUE, s’appuie sur une analyse factuelle précise qui met en évidence, d’une part, la qualité de destinataire de services de l’opérateur de télévision (A) et, d’autre part, le caractère indirect et incertain des effets de la taxe sur le marché (B).
A. La reconnaissance de la qualité de destinataire de services
L’applicabilité de l’article 56 TFUE supposait au préalable de déterminer si l’opérateur de télévision pouvait se prévaloir de cette liberté. La Cour rappelle à cet égard une jurisprudence constante selon laquelle la liberté de prestation des services bénéficie tant au prestataire qu’au destinataire de ces services. En l’occurrence, elle constate que les opérateurs de télévision par abonnement sont, dans le cadre de leurs activités de constitution de catalogues de programmes, des acquéreurs de contenus et donc des destinataires de services de production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles.
Cette qualification est essentielle car elle établit le lien de rattachement nécessaire avec le droit de l’Union. En étant destinataire de services, l’opérateur de télévision est fondé à invoquer une potentielle entrave à sa liberté de choisir des prestataires de services de production établis dans d’autres États membres. La Cour confirme ainsi que le champ d’application de l’article 56 TFUE est large et protège non seulement ceux qui fournissent des services transfrontaliers, mais aussi ceux qui souhaitent y avoir recours. Cependant, cette reconnaissance ne suffit pas à caractériser une restriction, la Cour procédant ensuite à une analyse des effets concrets de la mesure litigieuse.
B. La constatation d’un lien trop distant entre la taxe et la prestation de services
Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans l’application d’un critère jurisprudentiel bien établi. Une mesure nationale ne constitue une restriction que si elle interdit, gêne ou rend moins attrayant l’exercice de la libre prestation de services. A contrario, une législation dont les effets « sont trop aléatoires et trop indirects pour que l’obligation qu’elle édicte puisse être regardée comme étant de nature à entraver cette liberté » échappe à l’interdiction posée par l’article 56 TFUE.
Pour appliquer ce critère, la Cour examine les conséquences économiques du mécanisme de financement. Elle relève d’abord que le montant du soutien financier est réparti de manière contingente entre un nombre important de productions et de prestataires, intervenant à différents stades. Ensuite, le dossier ne permet pas de déterminer l’avantage économique réel conféré à chaque œuvre. Enfin, elle souligne que le prix n’est pas le seul facteur déterminant dans le choix d’une œuvre par un diffuseur, des considérations culturelles et linguistiques jouant un rôle majeur. Par conséquent, il n’est pas établi que le soutien financier issu de la taxe favorise systématiquement les productions nationales au détriment des productions européennes. L’effet sur le coût des services et sur les choix des opérateurs est jugé trop incertain pour constituer une restriction tangible.
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II. LA PORTÉE DE LA SOLUTION : UNE APPROCHE PRAGMATIQUE DES AIDES AU SECTEUR AUDIOVISUEL
En refusant de qualifier la taxe de restriction indirecte, la Cour de justice confirme une approche réaliste des obstacles au marché intérieur (A) et maintient une distinction nécessaire entre les notions de restriction et d’aide d’État (B).
A. La primauté d’une analyse économique concrète sur une approche formelle
La décision commentée illustre la volonté de la Cour de ne pas se contenter d’une analyse purement formelle des réglementations nationales. Le simple fait qu’une mesure procure un avantage aux acteurs nationaux ne suffit pas à la faire tomber sous le coup de l’article 56 TFUE. La Cour exige la démonstration d’effets concrets, mesurables et non hypothétiques sur les flux de services entre États membres. Cette démarche pragmatique évite une extension excessive du champ des restrictions prohibées, qui pourrait paralyser l’action des États membres dans des domaines où ils conservent une compétence, comme la politique culturelle.
En l’espèce, la Cour refuse de présumer l’effet d’éviction des prestataires étrangers. Elle demande à la juridiction nationale de vérifier si l’avantage conféré modifie substantiellement les conditions de concurrence sur le marché de la production audiovisuelle. Cette méthode d’appréciation _in concreto_ renforce la sécurité juridique, en distinguant les mesures ayant un impact réel sur le marché intérieur de celles dont les effets sont marginaux ou simplement potentiels. Elle confirme que seule une entrave suffisamment caractérisée à l’accès au marché d’un autre État membre est sanctionnée au titre de la libre prestation de services.
B. La distinction maintenue entre la libre prestation de services et le contrôle des aides d’État
Bien que la question ne portait que sur l’article 56 TFUE, le mécanisme de financement analysé présente les caractéristiques d’une aide d’État au sens de l’article 107 TFUE. Le produit de la taxe, ressource d’État, est utilisé pour soutenir sélectivement certaines entreprises, en l’occurrence les producteurs d’œuvres nationales. La Commission européenne avait d’ailleurs souligné dans ses observations la pertinence du règlement d’exemption par catégorie applicable aux aides en faveur des œuvres audiovisuelles.
En se limitant à l’examen de la libre prestation de services, la Cour maintient implicitement la distinction entre les deux logiques de contrôle. Une mesure peut être compatible avec l’article 56 TFUE car ses effets sur les échanges de services sont trop indirects, tout en constituant une aide d’État qui doit être notifiée à la Commission ou relever d’un règlement d’exemption. La présente décision rappelle ainsi que le droit de l’Union dispose d’instruments distincts pour encadrer les actions des États membres. La qualification de restriction au sens de l’article 56 TFUE n’est pas automatique pour toute mesure constituant une aide, ce qui préserve l’articulation et l’autonomie des différents outils de contrôle du droit du marché intérieur.