Cour de justice de l’Union européenne, le 28 février 2008, n°C-398/05

L’arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes s’inscrit dans le cadre d’un contentieux relatif à la validité d’un règlement instituant des mesures de défense commerciale. Un règlement du Conseil avait imposé un droit compensateur définitif sur les importations de fils en acier inoxydable originaires de l’Inde, en se fondant sur l’existence d’un préjudice important pour l’industrie communautaire causé par ces importations subventionnées. Des producteurs exportateurs indiens ont contesté la validité de ce règlement devant une juridiction nationale, qui a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Les requérants au principal soutenaient que l’analyse du préjudice était viciée, car les institutions communautaires n’auraient pas correctement tenu compte de l’incidence d’une pratique anticoncurrentielle des producteurs communautaires eux-mêmes. Cette pratique consistait en une entente sur la fixation d’un « extra d’alliage » pour les produits plats en acier inoxydable, qui aurait artificiellement gonflé les prix des produits longs, dont les fils en acier faisaient partie. Les institutions défendaient leur analyse en arguant que l’effet de cette entente était négligeable sur le produit concerné. Il revenait donc à la Cour de déterminer si les institutions avaient commis une erreur manifeste d’appréciation en évaluant l’existence d’un préjudice et du lien de causalité avec les importations subventionnées, sans isoler de manière plus approfondie les effets de la pratique restrictive des producteurs communautaires. La Cour a conclu que l’examen de la question n’avait révélé aucun élément de nature à affecter la validité du règlement, estimant que les institutions n’avaient pas commis d’erreur manifeste dans leur appréciation.

Il convient d’analyser la solution de la Cour en examinant d’abord la confirmation du large pouvoir d’appréciation des institutions dans l’examen du préjudice (I), avant de s’intéresser à la portée de l’obligation de non-attribution du préjudice à d’autres facteurs (II).

I. La confirmation du large pouvoir d’appréciation des institutions dans l’examen du préjudice

La Cour rappelle d’abord le cadre de son intervention, qui se limite à un contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation (A), pour ensuite vérifier que les institutions ont procédé à un examen suffisant de l’incidence de la pratique anticoncurrentielle alléguée (B).

A. Le contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation

La Cour réaffirme avec constance sa jurisprudence en matière de politique commerciale. Elle énonce que, dans ce domaine, « les institutions communautaires disposent d’un large pouvoir d’appréciation en raison de la complexité des situations économiques, politiques et juridiques qu’elles doivent examiner ». Cette position de principe justifie un contrôle juridictionnel limité sur les appréciations portées par le Conseil et la Commission. Le juge ne substitue pas sa propre analyse économique à celle des institutions, mais s’assure du respect de certaines garanties fondamentales.

Le contrôle se circonscrit ainsi à « la vérification du respect des règles de procédure, de l’exactitude matérielle des faits retenus, de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation de ces faits ou de l’absence de détournement de pouvoir ». En l’espèce, c’est bien l’existence d’une éventuelle erreur manifeste d’appréciation des faits qui est au cœur du litige. La question n’est pas de savoir si l’entente des producteurs communautaires a eu un effet, mais si l’appréciation de cet effet par les institutions comme étant non significatif était manifestement erronée, au point de vicier toute l’analyse du préjudice.

B. L’examen de l’incidence d’une pratique anticoncurrentielle

Le règlement de base impose aux institutions d’examiner les facteurs connus, autres que les importations subventionnées, qui causent un préjudice à l’industrie communautaire, afin de ne pas attribuer à ces importations le dommage résultant d’autres causes. Parmi ces facteurs figurent explicitement « les pratiques commerciales restrictives des producteurs de pays tiers et communautaires ». La Cour vérifie donc si les institutions ont satisfait à cette obligation d’examen.

Elle constate que les institutions ont effectivement analysé l’argument des producteurs exportateurs. Elles ont notamment relevé dans le règlement provisoire que « les fils en acier inoxydable ne sont pas fabriqués, pour des raisons techniques, à partir de produits plats et que, dès lors, il était permis de douter que la pratique concertée établie pour ces derniers puisse avoir des retombées sur les premiers ». Contrairement aux allégations des requérants, la question n’a donc pas été ignorée. La Cour estime que « les institutions communautaires ont, conformément à l’exigence du règlement de base consistant à écarter tout préjudice découlant d’autres facteurs que les importations qui ont fait l’objet de subventions, examiné si les données présentées par l’industrie communautaire […] avaient pu être influencées par l’application concertée du système d’extra d’alliage ».

Ayant établi que les institutions avaient formellement rempli leur obligation d’examen, la Cour se penche alors sur la substance de cette analyse et les conditions de sa remise en cause, ce qui l’amène à préciser la charge de la preuve.

II. La portée de l’obligation de non-attribution du préjudice à d’autres facteurs

La Cour précise l’étendue de l’obligation de non-attribution en opérant une distinction factuelle avec une jurisprudence antérieure (A) et en clarifiant la charge de la preuve de l’incidence significative d’un facteur externe (B).

A. La distinction avec la jurisprudence antérieure sur un fondement factuel

Les requérants s’appuyaient fortement sur l’arrêt *Mukand*, dans lequel le Tribunal de première instance avait annulé un règlement pour des motifs similaires. Dans cette affaire, le Tribunal avait jugé que l’entente sur les produits plats avait effectivement faussé les prix des barres en acier, un autre produit long. Les requérants au principal soutenaient que la même logique devait s’appliquer aux fils en acier, dont l’extra d’alliage était calculé de façon comparable.

Cependant, la Cour écarte une application mécanique de ce précédent. Elle se fonde sur l’appréciation des institutions selon laquelle l’impact économique de la pratique était différent pour les fils. Celles-ci avaient relevé que l’extra d’alliage pour les fils « se situait, pendant la période d’enquête, à un pourcentage en moyenne inférieur à 5 % du prix net moyen pondéré de ces produits ». Par conséquent, même en admettant une majoration artificielle de cet extra, son effet sur le prix final était jugé si faible qu’il ne pouvait « remettre en question la fiabilité de ces prix » pour l’analyse du préjudice. La distinction ne se fait donc pas sur le principe juridique, mais sur l’appréciation concrète de l’impact économique.

B. Le renversement de la charge de la preuve de l’incidence significative

Cette distinction factuelle conduit la Cour à opérer une clarification décisive sur la charge de la preuve. Dès lors que les institutions ont examiné le facteur externe et conclu à son absence d’incidence significative, il incombe à la partie qui conteste la validité du règlement d’apporter la preuve contraire. La Cour le formule sans équivoque : « il appartient aux parties invoquant l’invalidité du règlement […] de présenter les éléments de preuve de nature à démontrer que l’application concertée de l’extra d’alliage par les producteurs de produits plats a pu avoir une incidence à ce point importante que les prix finaux des fils en acier inoxydable ne pouvaient plus être utilisés pour constater l’existence d’un préjudice ».

Or, la Cour constate que les requérants n’ont fourni aucun élément de cette nature. Ils se sont contentés d’une analogie avec l’affaire *Mukand* et le mode de calcul de l’extra d’alliage. « Aucune indication n’a été donnée quant au fait que l’application concertée de l’extra d’alliage aux produits plats aurait conduit à une hausse du niveau global des prix des fils en acier inoxydable telle que les prix finaux de ces derniers produits ne pourraient pas être considérés comme un indicateur fiable ». En l’absence de tels éléments probants, l’appréciation des institutions, qui bénéficient d’une large marge de manœuvre, ne peut être qualifiée d’erreur manifeste. La décision renforce ainsi considérablement la position des institutions en exigeant des contestataires une démonstration étayée de l’impact significatif des facteurs externes qu’ils invoquent.

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Hassan KOHEN
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