Cour de justice de l’Union européenne, le 28 février 2019, n°C-567/17

Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel du Lietuvos vyriausiasis administracinis teismas, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les conditions d’exonération de l’accise sur l’alcool éthylique dénaturé. En l’espèce, une société lituanienne importait de Pologne des produits cosmétiques et d’hygiène buccodentaire contenant de l’alcool éthylique, dénaturé conformément à la réglementation polonaise. Ces produits, fabriqués sur commande de l’importateur, étaient ensuite commercialisés en Lituanie où une partie des consommateurs finaux les détournaient de leur usage pour les consommer comme boissons alcoolisées. L’administration fiscale lituanienne, constatant que l’importateur avait connaissance de cet usage détourné et en tenait compte dans la conception des produits pour en augmenter les ventes, a procédé à un redressement fiscal en soumettant l’alcool contenu dans ces produits à l’accise.

Saisie du litige, l’administration fiscale puis les juridictions lituaniennes de première instance ont confirmé le redressement, estimant que les produits étaient en réalité destinés à la consommation humaine. La société importatrice a alors formé un pourvoi devant la Cour administrative suprême de Lituanie. Cette dernière a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur l’interprétation de l’article 27, paragraphe 1, sous b), de la directive 92/83/CEE. Il s’agissait de déterminer si l’exonération d’accise applicable à l’alcool dénaturé contenu dans des produits non destinés à la consommation humaine pouvait être remise en cause du fait de son usage détourné effectif, et si la connaissance de ce détournement par l’opérateur économique avait une incidence sur l’application de cette exonération.

La Cour de justice de l’Union européenne répond que l’exonération doit être appliquée dès lors que les conditions objectives posées par la directive sont remplies, à savoir la dénaturation conforme aux prescriptions d’un État membre et l’incorporation dans un produit non destiné, en tant que tel, à la consommation humaine. La Cour précise que cette solution prévaut même lorsque l’opérateur a connaissance de l’usage détourné des produits comme boissons alcooliques et adapte leur présentation pour favoriser cet usage, sous la réserve que les faits ne soient pas qualifiés de fraude, d’évasion ou d’abus. La Cour fonde sa solution sur une application littérale des conditions d’exonération (I), tout en la distinguant rigoureusement de la notion d’abus de droit (II).

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I. L’application stricte des conditions objectives d’exonération de l’accise

La Cour de justice rappelle que le bénéfice de l’exonération est subordonné à deux conditions cumulatives prévues par la directive, à savoir la nature du produit final (A) et le respect des procédés de dénaturation (B).

A. La primauté de la destination objective du produit sur son usage détourné

La Cour énonce clairement que l’exonération s’applique aux produits « qui ne sont pas destinés à la consommation humaine ». Pour apprécier cette condition, elle retient une approche objective fondée sur la présentation et la finalité première du produit. En l’espèce, les marchandises étaient commercialisées comme des cosmétiques et des liquides de rinçage buccodentaire. Le fait que certains consommateurs les détournent de cette finalité pour s’enivrer est sans incidence sur leur classification juridique. La Cour relève d’ailleurs que, selon la juridiction de renvoi, « les personnes qui achetaient les produits litigieux dans le but de les consommer en tant que boissons alcoolisées ne savaient pas ou ne pouvaient pas savoir qu’ils achetaient des produits cosmétiques ou d’hygiène et non des boissons alcoolisées ».

Ce raisonnement confirme qu’il serait « contraire à la directive 92/83 de refuser l’exonération d’un produit qui satisfait aux conditions prévues à l’article 27, paragraphe 1, sous b), de celle-ci, au seul motif qu’il a été constaté que sa destination réelle ne correspond pas à la dénomination que lui a donnée l’opérateur ». Ainsi, l’analyse doit se porter sur la nature intrinsèque et la destination commerciale du bien, et non sur les usages marginaux ou illicites qui peuvent en être faits. La seule constatation d’un usage détourné, même s’il est connu, ne suffit pas à requalifier un produit non alimentaire en produit destiné à la consommation humaine au sens du régime des accises.

B. La reconnaissance mutuelle des procédés de dénaturation entre États membres

La seconde condition pour l’exonération est que l’alcool soit « dénaturé conformément aux prescriptions d’un État membre ». Dans cette affaire, l’alcool était dénaturé en Pologne selon la législation de cet État, avant d’être importé en Lituanie. L’administration lituanienne ne pouvait donc exiger que la dénaturation soit conforme à ses propres prescriptions nationales pour accorder l’exonération. La Cour réaffirme ici le principe de reconnaissance mutuelle, fondamental au sein du marché intérieur.

En validant l’exonération pour un produit dont l’alcool a été dénaturé selon les règles de l’État membre de fabrication, la Cour assure la libre circulation des marchandises et prévient le protectionnisme déguisé. L’exonération est attachée à l’alcool lui-même, dès lors qu’il a subi un traitement de dénaturation autorisé dans l’Union, et non à l’appréciation discrétionnaire de l’État membre de consommation. Le respect de l’une des législations nationales en matière de dénaturation suffit à ouvrir droit à l’exonération sur tout le territoire de l’Union, pourvu que l’alcool soit incorporé dans un produit non destiné à la consommation humaine.

II. La portée de la connaissance du détournement d’usage par l’opérateur

Après avoir posé le principe d’une analyse objective, la Cour examine l’influence de l’élément intentionnel de l’opérateur. Elle considère que son attitude est en principe indifférente au regard des conditions d’exonération (A), tout en ménageant la possibilité pour les autorités nationales de recourir à la notion d’abus de droit (B).

A. L’indifférence de l’intention de l’opérateur au regard des conditions d’exonération

La seconde question préjudicielle portait sur le point de savoir si la connaissance par l’importateur de l’usage détourné, et le fait qu’il ait adapté l’étiquetage et la composition des produits pour en tirer profit, pouvaient justifier le refus de l’exonération. La Cour y répond par la négative. Elle estime que tant que les agissements de l’opérateur « n’empêchent pas leur présentation comme des produits non destinés à la consommation humaine », ils ne sauraient priver ces derniers du bénéfice de l’exonération.

La Cour refuse de faire de l’intention de l’opérateur une condition implicite de l’exonération. Le fait que la société ait « fait fabriquer et étiqueter [les] produits en tenant compte de cette circonstance dans l’objectif d’en vendre autant que possible » relève d’une stratégie commerciale qui, si elle peut être moralement critiquable, n’altère pas la nature juridique du produit au regard de la directive. En dissociant l’analyse des conditions objectives de l’exonération de l’examen du comportement de l’opérateur, la Cour garantit la sécurité juridique et prévient une application subjective et imprévisible de la loi fiscale.

B. La distinction opérante avec la notion d’abus de droit

La Cour prend soin de préciser que sa solution s’applique « sous réserve des cas de fraude, d’évasion ou d’abus, justifiant l’application de l’article 27, paragraphe 5, de la directive 92/83 ». C’est là que réside toute la portée de l’arrêt. La Cour souligne que la juridiction de renvoi elle-même a indiqué que l’administration fiscale n’avait pas fondé son redressement sur l’existence d’un abus. La décision constitue donc une leçon de stratégie contentieuse pour les autorités nationales.

En effet, si l’administration lituanienne avait articulé son argumentation autour de la notion d’abus de droit, en démontrant que l’opérateur, tout en respectant formellement les conditions de la directive, en avait détourné l’objectif pour obtenir un avantage fiscal contraire à l’esprit du texte, la solution aurait pu être différente. La Cour ne ferme pas la porte à une sanction de tels agissements, mais elle exige que le fondement juridique adéquat soit invoqué. L’arrêt ne consacre donc pas une immunité pour les opérateurs qui exploitent cyniquement les failles du système, mais il rappelle que chaque instrument juridique a un champ d’application propre, et que la lutte contre les usages détournés doit être menée sur le terrain de l’abus de droit et non sur celui d’une réinterprétation des conditions objectives d’exonération.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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