Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la portée du principe de libre circulation des travailleurs en matière de rémunération. La Cour était interrogée sur la compatibilité avec le droit de l’Union d’une clause conventionnelle relative au calcul d’une majoration de salaire dans le cadre d’un régime de préretraite progressive. Cette méthode de calcul, appliquée à un travailleur frontalier, conduisait à un résultat moins favorable que pour ses collègues résidant dans l’État d’emploi.
Les faits soumis à la Cour concernaient un salarié résidant en France mais travaillant en Allemagne, qui avait adhéré à une convention de préretraite progressive. En vertu d’un accord d’entreprise, son employeur lui versait une majoration visant à porter sa rémunération nette à 85 % de son ancien salaire net à temps plein. Toutefois, pour calculer cette majoration, l’employeur se référait à une ordonnance allemande qui définissait un salaire net forfaitaire. Ce calcul impliquait la déduction fictive de l’impôt sur les salaires allemand, y compris pour les travailleurs frontaliers qui, comme en l’espèce, n’étaient pas assujettis à cet impôt en Allemagne mais dans leur État de résidence. Le travailleur frontalier percevait en conséquence une rémunération nette proportionnellement inférieure à celle de ses collègues résidant en Allemagne.
Saisi du litige, le tribunal du travail allemand, l’Arbeitsgericht Ludwigshafen am Rhein, a sursis à statuer. Il a interrogé la Cour de justice afin de savoir si l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), relatif à la libre circulation des travailleurs, s’opposait à une telle clause. Le problème de droit posé était donc de déterminer si une méthode de calcul de la rémunération, bien qu’identique en apparence pour tous les salariés, constituait une discrimination indirecte à l’encontre des travailleurs frontaliers en raison de la prise en compte d’une charge fiscale fictive.
La Cour de justice a répondu par l’affirmative. Elle juge que de telles clauses conventionnelles sont contraires à l’article 45 TFUE et à l’article 7 du règlement n° 1612/68. La Cour a estimé que le traitement identique de situations objectivement différentes, à savoir celle d’un travailleur imposable en Allemagne et celle d’un travailleur frontalier imposable en France, aboutissait à un résultat discriminatoire. Par conséquent, elle a déclaré ces clauses nulles de plein droit.
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**I. La sanction d’une méthode de calcul de la rémunération indirectement discriminatoire**
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse rigoureuse de la situation des travailleurs, retenant l’existence d’un traitement inégal (A) et écartant les justifications avancées par l’employeur (B).
**A. La caractérisation d’un traitement inégalitaire des travailleurs frontaliers**
La Cour rappelle son principe constant selon lequel la non-discrimination « exige non seulement que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente, mais également que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale ». En l’espèce, l’application d’une méthode de calcul unique à des salariés placés dans des situations fiscales distinctes a conduit à une rupture d’égalité. Les travailleurs résidant en Allemagne voyaient leur majoration calculée sur une base qui reflétait approximativement leur charge fiscale réelle. À l’inverse, les travailleurs frontaliers subissaient une déduction fiscale purement théorique, sans lien avec leur situation fiscale effective dans leur État de résidence.
Ce mécanisme aboutit à un désavantage manifeste pour les travailleurs migrants. La Cour relève en effet que, pour ces derniers, « le montant perçu est nettement inférieur à 85 % du revenu net qu’ils percevaient jusqu’alors ». Le critère utilisé, bien que neutre en apparence, est intrinsèquement lié à la résidence fiscale et affecte donc de manière spécifique les travailleurs qui ont exercé leur droit à la libre circulation. Il s’agit d’une discrimination indirecte, fondée non sur la nationalité, mais sur le critère de la résidence, qui produit en pratique les mêmes effets restrictifs.
**B. Le rejet des justifications d’ordre pratique et économique**
Face à cette discrimination, l’employeur a tenté de justifier sa pratique par des considérations d’ordre administratif et financier. Il a notamment invoqué la nécessité de disposer d’une base de calcul uniforme pour tous les salariés afin de simplifier la gestion et d’évaluer la charge globale du dispositif. La Cour rejette fermement cette argumentation, considérant que des justifications « tirées de l’augmentation des charges financières et d’éventuelles difficultés administratives, doivent être rejetées ». Elle réaffirme ainsi une jurisprudence constante selon laquelle des motifs d’ordre purement économique ou administratif ne sauraient justifier une entrave à une liberté fondamentale garantie par le Traité.
De même, l’argument tiré de l’autonomie des partenaires sociaux est écarté. La Cour, tout en reconnaissant cette autonomie, rappelle que le droit de négocier et de conclure des conventions collectives doit s’exercer « dans le respect du droit de l’Union et, partant, du principe de non-discrimination ». L’autonomie conventionnelle ne saurait donc servir de prétexte pour déroger aux principes fondamentaux du droit de l’Union, tels que l’égalité de traitement entre les travailleurs.
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**II. La réaffirmation de la primauté de l’égalité de traitement dans les relations de travail**
Cette décision s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle bien établie visant à garantir l’effectivité de la libre circulation (A), tout en précisant les conséquences de la nullité de la clause discriminatoire (B).
**A. L’application d’une jurisprudence protectrice de la libre circulation**
La Cour ancre sa solution dans une jurisprudence constante qui étend l’interdiction des discriminations bien au-delà de l’action des autorités publiques. Elle rappelle que « la prohibition de la discrimination […] s’impose non seulement à l’action des autorités publiques, mais également à toutes conventions visant à régler de façon collective le travail salarié, ainsi qu’aux contrats conclus entre particuliers ». La portée de l’article 45 TFUE est donc horizontale, et les employeurs privés sont tenus, au même titre que les États, de garantir l’égalité de traitement en matière de rémunération et de conditions de travail.
En outre, la Cour souligne que le consentement du salarié à la convention de préretraite ne peut valider la clause discriminatoire. Le caractère impératif de la prohibition de la discrimination empêche qu’un travailleur puisse renoncer aux droits que lui confère le Traité. Cette solution est essentielle pour garantir l’effet utile de la libre circulation, en protégeant le travailleur, considéré comme la partie la plus faible à la relation de travail, contre l’acceptation de conditions contraires au droit de l’Union.
**B. Les conséquences de la nullité de plein droit de la clause litigieuse**
L’apport pratique de l’arrêt réside dans la sanction appliquée à la clause discriminatoire. Conformément à l’article 7, paragraphe 4, du règlement n° 1612/68, la Cour déclare de telles clauses « nulles de plein droit ». Cette nullité a pour effet de priver la disposition conventionnelle de tout effet juridique, et ce, dès son origine. Le juge national est donc tenu de l’écarter et de rétablir une situation conforme au principe d’égalité de traitement.
Toutefois, la Cour ne dicte pas au juge national la méthode de calcul à substituer à la clause annulée. Elle précise en effet que le droit de l’Union « laisse aux États membres ou aux partenaires sociaux la liberté de choisir parmi les différentes solutions propres à réaliser l’objectif visé ». Il appartiendra donc à la juridiction de renvoi, en l’absence de nouvelle disposition conventionnelle conforme, de déterminer la méthode de calcul appropriée. Elle pourrait, par exemple, écarter la déduction fictive de l’impôt allemand pour le travailleur frontalier, afin que ce dernier bénéficie, comme ses collègues, d’une rémunération nette effective correspondant à l’objectif de 85 % de son revenu antérieur.