Par un arrêt du 21 septembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’étendue des effets d’une clause attributive de juridiction stipulée dans un contrat commercial. En l’espèce, une société propriétaire d’un navire avait conclu un contrat d’affrètement avec une autre société. Ce contrat fut suivi d’une convention sous seing privé qui contenait une clause désignant les juridictions anglaises comme exclusivement compétentes pour tout litige en découlant. Reprochant à la société d’affrètement d’avoir violé cette convention et à ses représentants légaux d’avoir organisé l’insolvabilité de celle-ci, la société propriétaire a engagé une action en responsabilité délictuelle solidaire à leur encontre devant les juridictions grecques.
Les représentants de la société d’affrètement ont soulevé une exception d’incompétence, arguant que la clause attributive de juridiction devait leur être étendue. Le tribunal de grande instance du Pirée, saisi en première instance, s’est déclaré incompétent à l’égard de la société, en raison de la clause, mais compétent pour statuer sur l’action dirigée contre ses représentants, au motif qu’ils étaient tiers au contrat la contenant. La cour d’appel du Pirée a confirmé cette décision par un arrêt du 25 mai 2014. Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation hellénique, constatant l’opposition entre l’effet personnel des conventions et le risque de décisions inconciliables, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Il était demandé si une clause attributive de juridiction, conclue entre deux sociétés en application de l’article 23 du règlement Bruxelles I, s’applique également aux représentants de l’une des sociétés, lorsque leur responsabilité délictuelle solidaire est recherchée pour des actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions.
La Cour de justice répond par la négative, jugeant que « l’article 23, paragraphe 1, du règlement (CE) no 44/2001 […] doit être interprété en ce sens qu’une clause attributive de juridiction insérée dans un contrat conclu entre deux sociétés ne peut être invoquée par les représentants de l’une d’elles pour contester la compétence d’une juridiction à connaître d’un recours indemnitaire visant à engager leur responsabilité solidaire pour des actes prétendument délictueux accomplis dans l’exercice de leurs fonctions ». Cette solution, fidèle à une conception stricte de l’autonomie de la volonté, consacre le principe du consensualisme comme fondement exclusif de l’opposabilité de la clause de prorogation de compétence (I), tout en rappelant l’existence de mécanismes alternatifs destinés à assurer la cohérence des décisions judiciaires au sein de l’Union (II).
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**I. Le consensualisme, fondement de l’effet relatif de la clause attributive de juridiction**
La Cour rappelle que la validité d’une clause attributive de juridiction repose entièrement sur le consentement des parties, ce qui en limite logiquement la portée aux seuls contractants.
A. L’exigence d’un consentement clair et précis des parties
La Cour de justice souligne avec force que la clause de prorogation de compétence de l’article 23 du règlement Bruxelles I constitue une dérogation aux règles de compétence de principe. En tant que telle, elle doit faire l’objet d’une interprétation stricte. Le texte lui-même fonde la validité de la clause sur le fait que « les parties […] sont convenues d’un tribunal ». Cette formule place l’accord de volontés au cœur du dispositif. Cet accord, comme le précise la Cour, « justifie la primauté accordée, au nom du principe de l’autonomie de la volonté, au choix d’une juridiction autre que celle qui aurait été éventuellement compétente en vertu dudit règlement ».
Pour garantir l’existence réelle de ce consentement, l’article 23, paragraphe 1, impose des conditions de forme strictes. La convention doit être conclue par écrit, verbalement avec confirmation écrite, ou sous une forme conforme aux habitudes des parties ou aux usages du commerce international. La Cour rappelle que ces exigences formelles ont pour fonction « d’assurer que le consentement soit effectivement établi ». En conséquence, l’opposabilité de la clause est intrinsèquement liée à la manifestation d’une volonté claire et non équivoque de se soumettre à une juridiction désignée, excluant toute extension implicite ou présumée.
B. L’exclusion des représentants sociaux tiers au contrat
Appliquant ce principe au cas d’espèce, la Cour constate que les représentants de la société d’affrètement n’étaient pas parties à la convention attributive de juridiction. Ils n’ont donc pas personnellement consenti à la compétence des juridictions anglaises. La Cour relève que « la clause attributive de juridiction en cause au principal est opposée non par une partie au contrat dans lequel celle-ci figure, mais par des tiers à ce contrat ». Le simple fait qu’ils aient agi en qualité d’organes sociaux ne suffit pas à les lier personnellement à une clause souscrite par la personne morale qu’ils représentent.
Le raisonnement est d’autant plus pertinent que l’action engagée contre eux ne reposait pas sur le contrat lui-même, mais sur un fondement délictuel autonome selon le droit national applicable. La Cour opère ainsi une distinction nette entre la responsabilité contractuelle de la société et la responsabilité personnelle de ses représentants, même si les faits à l’origine des deux actions sont connexes. En l’absence de consentement de leur part, et de consentement de la demanderesse à être liée à eux par cette clause, les représentants ne peuvent ni se voir opposer la clause, ni s’en prévaloir.
Si cette approche orthodoxe garantit la sécurité juridique en matière de compétence conventionnelle, elle laisse ouverte la question soulevée par la juridiction de renvoi quant au risque de solutions judiciaires contradictoires.
**II. La gestion du risque de contrariété de jugements par les règles de coordination procédurale**
Face à l’inquiétude de la juridiction de renvoi, la Cour de justice écarte l’idée d’étendre les effets de la clause pour des motifs de bonne administration de la justice, et renvoie aux autres instruments prévus par le règlement.
A. Le rejet d’une extension fondée sur la connexité des demandes
La juridiction de renvoi suggérait implicitement qu’une extension de la clause aux représentants pourrait être justifiée par analogie avec l’article 6, point 1, du règlement, qui prévoit une compétence spéciale en cas de pluralité de défendeurs pour éviter des solutions inconciliables. La Cour rejette fermement cette analyse. Elle rappelle que la faculté offerte par l’article 23 de déroger aux règles de compétence, y compris celles des articles 5 et 6, est une expression de l’autonomie de la volonté qui prime sur les compétences spéciales.
En d’autres termes, le choix exprès d’une juridiction par les parties à un contrat l’emporte sur les considérations de connexité qui fondent la compétence spéciale pour pluralité de défendeurs. Étendre l’effet de la clause à des tiers au nom de la connexité reviendrait à faire prévaloir une logique de bonne administration de la justice sur le principe fondamental du consensualisme qui sous-tend l’article 23. La Cour refuse de créer une exception jurisprudentielle non prévue par les textes, privilégiant la cohérence systémique du règlement.
B. Le renvoi aux mécanismes de litispendance et de connexité
La Cour ne nie pas le risque de décisions contradictoires, mais estime que le règlement y apporte des réponses spécifiques qui doivent être utilisées. Elle rappelle que le règlement « est pourvu de différents mécanismes destinés à prévenir de telles situations ». Elle vise explicitement les articles 27 et 28, relatifs à la litispendance et à la connexité, ainsi que l’article 34, qui prévoit des motifs de non-reconnaissance des décisions inconciliables.
Ainsi, la juridiction grecque saisie de l’action contre les représentants pourrait, par exemple, surseoir à statuer en application de l’article 28 en attendant la décision de la juridiction anglaise saisie du litige contractuel. Cette solution permet de coordonner les procédures sans pour autant déformer la portée de la clause attributive de juridiction. En distinguant clairement le régime de la détermination de la compétence de celui de la coordination des procédures, la Cour préserve la pureté des principes tout en offrant des outils pragmatiques pour garantir, autant que possible, une harmonie des décisions au sein de l’espace judiciaire européen.