Par un arrêt du 8 septembre 2016, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur les obligations des États membres en matière de séparation comptable des activités ferroviaires. La Commission européenne avait engagé une procédure en manquement à l’encontre d’un État membre, lui reprochant de ne pas garantir une étanchéité financière suffisante entre la gestion de l’infrastructure ferroviaire et l’exploitation des services de transport au sein de son groupe ferroviaire historique. Le litige portait sur la compatibilité avec le droit de l’Union de conventions de cession de bénéfices permettant à la société mère du groupe de centraliser les profits de ses filiales, qu’elles soient gestionnaires d’infrastructure ou entreprises de transport. La Commission soutenait que ce mécanisme favorisait des subventions croisées illicites, en violation des objectifs de libéralisation du secteur ferroviaire. Le problème de droit central consistait à déterminer si les directives européennes imposent une simple interdiction formelle des transferts de fonds publics ou si elles exigent également des mesures de transparence comptable permettant un contrôle effectif de cette interdiction. La Cour a constaté un manquement de l’État membre, mais uniquement sur un point précis. Elle a jugé que l’obligation pour les comptes de « refléter » l’interdiction de transfert des aides publiques, prévue par la directive 91/440/CEE, imposait une transparence externe qui faisait défaut, rendant le suivi des fonds impossible. En revanche, la Cour a rejeté les autres griefs, soit en raison d’une preuve insuffisante apportée par la Commission concernant les transferts effectifs de fonds, soit en refusant une interprétation extensive des obligations de détail comptable. Cette décision clarifie ainsi l’étendue des exigences de transparence financière dans le cadre de la séparation des activités ferroviaires (I), tout en rappelant la rigueur du contrôle opéré par le juge de l’Union quant à la charge de la preuve et à l’interprétation des textes (II).
I. La consécration de la transparence comptable comme condition effective de la séparation des activités
La Cour de justice affirme que l’interdiction des subventions croisées ne peut être effective sans une transparence comptable adéquate. Elle adopte une lecture finaliste des obligations comptables (A), ce qui la conduit à juger insuffisante une séparation purement formelle des entités au sein d’une structure de groupe intégrée (B).
A. L’interprétation téléologique de l’obligation de « refléter » l’interdiction des transferts
La Cour retient le manquement de l’État membre en se fondant sur une interprétation constructive de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 91/440. Ce texte dispose que « Les comptes relatifs aux deux activités sont tenus de façon à refléter cette interdiction ». Pour les juges, cette exigence ne se limite pas à un simple enregistrement en comptabilité interne. Elle implique une obligation de publicité et de clarté dans les comptes publiés. La Cour estime que le législateur a entendu imposer « non seulement une inscription de ces aides dans les comptes, à même de permettre leur suivi comptable, mais également la publication de ces comptes afin, notamment, d’assurer la publicité des informations relatives auxdites aides, laquelle doit permettre la vérification objective de l’absence de subventionnements croisés ». En l’espèce, l’absence de mention des aides publiques dans les bilans publiés des gestionnaires d’infrastructure rendait impossible toute vérification de leur utilisation et de leur éventuelle intégration dans les bénéfices transférés à la société mère. Cette solution consacre une approche téléologique, où l’obligation comptable est directement rattachée à sa finalité, qui est de garantir une concurrence loyale sur le marché ferroviaire.
B. L’insuffisance de la séparation juridique en présence d’une intégration financière
En sanctionnant le défaut de transparence, la Cour souligne que la simple existence de filiales juridiquement distinctes pour la gestion d’infrastructure et les services de transport ne suffit pas à satisfaire aux exigences du droit de l’Union. La présence de conventions de cession de bénéfices au profit d’une société mère commune crée un risque de contournement de l’interdiction des transferts de fonds que les directives visent précisément à empêcher. La décision de la Cour a donc une portée importante pour toutes les entreprises ferroviaires verticalement intégrées. Elle confirme que les États membres doivent s’assurer que les cadres comptables nationaux sont suffisamment robustes pour garantir la traçabilité des flux financiers, même au sein de structures de groupe complexes. L’autonomie de gestion des entreprises ferroviaires, bien que reconnue par les textes, ne saurait faire obstacle à l’objectif fondamental de transparence financière, indispensable à l’établissement d’un espace ferroviaire unique et concurrentiel. Le manquement n’est donc pas tant dans l’existence d’un transfert avéré que dans l’impossibilité structurelle de le contrôler.
II. Le rejet d’une conception extensive des obligations comptables et du fardeau probatoire
Si la Cour a consacré une vision exigeante de la transparence, elle a toutefois encadré sa portée en rejetant les autres griefs de la Commission. Elle rappelle ainsi le caractère rigoureux de la charge de la preuve qui pèse sur la Commission dans une procédure en manquement (A) et se refuse à imposer des contraintes comptables qui ne découleraient pas explicitement des textes (B).
A. La charge rigoureuse de la preuve d’un transfert effectif de fonds
La Cour a écarté les griefs de la Commission relatifs à l’existence de transferts illicites de fonds publics et à l’utilisation des redevances d’infrastructure à d’autres fins que le financement du gestionnaire. Le motif de ce rejet est purement probatoire. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, « dans le cadre d’une procédure en manquement en vertu de l’article 258 TFUE, il incombe à la Commission d’établir l’existence du manquement allégué et d’apporter à la Cour les éléments nécessaires à la vérification par celle-ci de l’existence de ce manquement, sans pouvoir se fonder sur une présomption quelconque ». Elle a estimé que la Commission s’était contentée d’allégations circonstancielles et de présomptions, sans documenter précisément que des fonds issus des aides à l’infrastructure avaient effectivement servi à couvrir les pertes d’une filiale de transport ou à financer des acquisitions. Cette position révèle un certain paradoxe : la Cour sanctionne un système pour son opacité mais refuse ensuite de tirer les conséquences de cette même opacité, qui rend la preuve d’un transfert effectif particulièrement difficile à rapporter pour la Commission. La décision illustre ainsi la discipline probatoire stricte du contentieux en manquement, qui peut limiter la portée pratique de la surveillance exercée par la Commission.
B. L’interprétation littérale du niveau de détail comptable requis
Le quatrième grief, portant sur la comptabilisation des compensations de service public, est également rejeté, mais sur la base d’une interprétation textuelle des dispositions applicables. La Commission soutenait que la transparence imposait une ventilation contrat par contrat de ces compensations dans les comptes de l’opérateur. La Cour a cependant constaté « qu’il ne ressort de la lettre d’aucune de ces deux dispositions que les opérateurs […] seraient tenus, dans leurs comptes annuels, d’identifier de manière individualisée, contrat par contrat, les fonds publics perçus ». Selon les juges, les textes n’imposent qu’une séparation comptable par grands blocs d’activités, à savoir les services publics compensés d’une part, et les autres activités d’autre part. En adoptant ici une approche littérale, contraire à l’approche téléologique retenue pour le premier grief, la Cour manifeste une forme de retenue judiciaire. Elle se refuse à créer des obligations nouvelles qui, bien que potentiellement utiles à la transparence, n’ont pas été explicitement prévues par le législateur. Cette position réaffirme la séparation des pouvoirs et le fait que le juge, même lorsqu’il interprète la finalité d’une norme, ne peut se substituer au législateur pour en accroître les exigences au-delà de son libellé.