Par un arrêt rendu sur pourvoi, la Cour de justice de l’Union européenne annule une décision de la Commission européenne qui avait qualifié d’aide d’État une mesure fiscale allemande. Cette mesure, connue sous le nom de « clause d’assainissement », permettait à une entreprise en difficulté de conserver le bénéfice du report de ses pertes fiscales malgré un changement significatif dans son actionnariat, dérogeant ainsi à la règle générale qui entraînait la suppression de ce report.
En l’espèce, une société avait bénéficié de cette clause dans le cadre de sa restructuration. La Commission européenne, par une décision du 26 janvier 2011, avait toutefois considéré que cette disposition constituait une aide d’État incompatible avec le marché intérieur, ordonnant à l’État membre concerné d’en récupérer le montant auprès des bénéficiaires. Saisi d’un recours en annulation par la société, le Tribunal de l’Union européenne, par un arrêt du 4 février 2016, avait rejeté le recours, confirmant l’analyse de la Commission. Le Tribunal avait jugé que la mesure était sélective, car elle favorisait les entreprises en difficulté par rapport à celles qui ne l’étaient pas. La société a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, soutenant que le Tribunal avait commis une erreur de droit dans son appréciation du caractère sélectif de la mesure.
Le problème de droit soumis à la Cour de justice consistait donc à déterminer si une disposition fiscale dérogeant au régime commun pour permettre aux entreprises en restructuration de conserver un avantage fiscal constituait une mesure sélective constitutive d’une aide d’État au sens de l’article 107, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
La Cour de justice répond par la négative, cassant l’arrêt du Tribunal et annulant la décision de la Commission. Elle juge que pour apprécier le caractère sélectif d’une mesure, il faut d’abord identifier le régime fiscal « normal » applicable, puis examiner si la mesure déroge à ce régime en introduisant des différenciations entre opérateurs placés dans une situation factuelle et juridique comparable. Or, une mesure qui déroge au système général n’est pas sélective si elle est justifiée « par la nature ou par l’économie générale du système dans lequel elle s’inscrit ». En l’occurrence, la Cour considère que les entreprises en difficulté ne se trouvent pas dans une situation comparable à celle des entreprises économiquement saines. La clause litigieuse visait précisément à atténuer une rigueur du système fiscal qui aurait pu entraver leur restructuration, objectif cohérent avec la logique interne du système fiscal.
L’analyse de la Cour de justice s’articule autour d’une conception rigoureuse de la notion de sélectivité, critère essentiel de la qualification d’aide d’État (I), ce qui conduit à une solution dont la portée affecte significativement l’équilibre des compétences entre l’Union et les États membres en matière fiscale (II).
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I. La confirmation d’une approche stricte de la sélectivité fiscale
La Cour de justice censure l’analyse extensive du Tribunal en rappelant que la détermination du caractère sélectif d’une mesure fiscale doit reposer sur une définition correcte du système de référence (A), pour ensuite apprécier la justification de la dérogation au regard des objectifs inhérents à ce système (B).
A. La définition du système de référence comme étape fondamentale de l’analyse
La Cour de justice rappelle que l’identification du caractère sélectif d’un avantage fiscal suppose une comparaison avec le traitement fiscal considéré comme « normal » dans l’État membre concerné. Le Tribunal avait estimé que le régime normal était celui de la suppression des reports de pertes en cas de changement d’actionnaire, faisant de la clause d’assainissement une exception. Cette approche est jugée erronée par la Cour.
En effet, le juge de l’Union ne doit pas se contenter d’isoler une règle spécifique, mais doit analyser l’ensemble des dispositions pertinentes pour comprendre la logique qui sous-tend le système fiscal national. La Cour estime que la règle générale et son exception formaient un ensemble législatif visant à concilier la lutte contre les montages abusifs avec la nécessité de ne pas pénaliser les restructurations d’entreprises légitimes. En définissant le cadre de référence de manière trop restrictive, le Tribunal s’est interdit d’apprécier correctement la justification de la mesure dérogatoire.
B. La justification de la dérogation par la logique interne du système fiscal
Une fois le cadre de référence correctement établi, la Cour examine si la différenciation de traitement introduite par la clause d’assainissement est justifiée par la nature et l’économie du système. Une mesure n’est pas sélective si elle découle directement des principes fondateurs ou directeurs du système fiscal national. En l’espèce, la Cour juge que les entreprises en difficulté se trouvent dans une situation factuelle et juridique distincte de celle des entreprises rentables.
La perte du droit au report des déficits constitue un obstacle majeur à la restructuration d’une entreprise viable, ce qui peut conduire à sa disparition. La clause d’assainissement avait pour objet de neutraliser cet effet pour permettre la survie de l’entreprise, un objectif cohérent avec la finalité même d’un système d’imposition des bénéfices qui présuppose la continuité de l’activité économique. La dérogation n’apparaît donc pas comme un avantage arbitraire, mais comme un mécanisme correcteur justifié par un principe inhérent au système fiscal. Par cette motivation, la Cour réaffirme que la sélectivité ne peut résulter d’une simple différence de traitement.
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II. La portée de la décision sur le contrôle des aides d’État
Cet arrêt précise les limites du contrôle exercé par la Commission européenne en matière d’aides d’État fiscales, renforçant ainsi la sécurité juridique pour les États membres (A), tout en complexifiant la tâche de délimitation entre la politique fiscale légitime et l’aide proscrite (B).
A. Le renforcement de l’autonomie fiscale des États membres
En annulant la décision de la Commission, la Cour de justice envoie un signal clair quant au respect de la marge d’appréciation des États membres dans l’élaboration de leurs systèmes fiscaux. La lutte contre les aides d’État ne doit pas conduire à imposer une uniformité des politiques fiscales ni à priver les législateurs nationaux de leur capacité à adapter la fiscalité à des situations économiques spécifiques.
La solution retenue est protectrice de la compétence des États membres pour définir les principes de leur système fiscal, y compris en y intégrant des mécanismes différenciés pour atteindre des objectifs de politique économique, comme le soutien aux entreprises en difficulté. Elle rappelle que le contrôle de l’Union a pour but d’empêcher les distorsions de concurrence, non de dicter la structure des régimes fiscaux nationaux. Cette clarification est essentielle pour la prévisibilité du droit et la sécurité des opérateurs économiques.
B. Une frontière redéfinie entre différenciation justifiée et avantage sélectif
Si la décision apporte une clarification bienvenue, elle rend également plus délicate la tâche de la Commission dans l’identification des aides d’État. L’appréciation de la « nature » et de l’« économie générale » d’un système fiscal national est un exercice complexe, qui exige une analyse approfondie des objectifs poursuivis par le législateur national. La Commission ne pourra plus se fonder sur la seule existence d’une dérogation pour conclure à la sélectivité.
Cette jurisprudence contraint la Commission à une analyse plus fine et circonstanciée, ce qui pourrait rendre son contrôle moins systématique et potentiellement plus sujet à contestation. La distinction entre une mesure justifiée par la logique interne du système et un avantage sélectif octroyé à certaines entreprises devient un enjeu central, dont l’appréciation au cas par cas pourrait engendrer une nouvelle forme de contentieux. La portée de cet arrêt dépendra ainsi de la manière dont la Commission et les juridictions de l’Union appliqueront à l’avenir ces critères affinés.