Par un arrêt du 28 juin 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’une question préjudicielle par une juridiction supérieure espagnole, a précisé l’étendue de la protection des travailleurs en cas d’insolvabilité de leur employeur. En l’espèce, une salariée, employée comme technicienne de surface, a été informée par son employeur de son intention de transférer son lieu de travail à plus de 450 kilomètres, ce qui impliquait un changement de résidence. Confrontée à cette modification substantielle de son contrat, la salariée a opté, conformément au droit national, pour la cessation de sa relation de travail, un choix ouvrant droit à une indemnité spécifique. L’employeur ne s’étant acquitté que partiellement du montant dû, la travailleuse a saisi les juridictions nationales et obtenu une condamnation de l’entreprise. Cependant, dans le cadre de la procédure d’exécution, l’employeur a été déclaré en état d’insolvabilité. La salariée a alors sollicité l’intervention du fonds de garantie salariale national pour obtenir le paiement du solde de son indemnité. Cet organisme a rejeté sa demande au motif que le droit national ne prévoyait sa garantie que pour certaines catégories de cessation du contrat de travail, parmi lesquelles ne figurait pas celle choisie par la salariée. Après avoir été déboutée en première instance de son recours contre la décision du fonds de garantie, la travailleuse a interjeté appel devant la juridiction de renvoi. Celle-ci, doutant de la conformité de la législation nationale avec le droit de l’Union, a interrogé la Cour sur le point de savoir si une indemnité de cessation consécutive à une mobilité géographique imposée par l’employeur devait être couverte par la directive 2008/94/CE. À cette question, la Cour répond que lorsque le droit national assure la garantie des indemnités pour certaines cessations du contrat de travail initiées par le travailleur ou pour des licenciements pour raisons objectives, il ne peut, sans opérer une discrimination, exclure de cette garantie une indemnité due au travailleur qui met fin à son contrat en raison d’un transfert de son lieu de travail l’obligeant à changer de résidence. L’interprétation de la Cour vient ainsi encadrer la marge de manœuvre laissée aux États membres dans la mise en œuvre de la protection des salariés (I), renforçant par là même la portée du principe d’égalité de traitement dans ce domaine (II).
I. L’encadrement de la marge de manœuvre étatique dans la garantie des créances salariales
La décision de la Cour de justice met en lumière l’articulation entre la faculté laissée aux États membres de définir le périmètre des créances garanties (A) et les limites que le droit de l’Union impose à cette liberté, notamment par le prisme du principe de non-discrimination (B).
A. La compétence reconnue aux États membres pour déterminer les indemnités couvertes
L’arrêt rappelle que la directive 2008/94/CE, relative à la protection des travailleurs en cas d’insolvabilité de l’employeur, ne procède pas à une harmonisation totale des systèmes de garantie nationaux. L’article 3 de ce texte prévoit que les institutions de garantie assurent le paiement des créances impayées « y compris, lorsque le droit national le prévoit, des dédommagements pour cessation de la relation de travail ». Cette formulation confère aux législations nationales la compétence de déterminer quelles indemnités de rupture, au-delà des salaires impayés, bénéficient de la protection en cas de défaillance de l’employeur.
Dans le cas d’espèce, le droit espagnol avait fait usage de cette faculté. La législation nationale listait de manière limitative les cas de cessation du contrat de travail dont les indemnités afférentes étaient prises en charge par le fonds de garantie salariale. Cette liste incluait les indemnités pour licenciement collectif, pour licenciement pour motif objectif ou encore celles dues lorsque le travailleur met fin au contrat en raison d’un manquement grave de l’employeur. En revanche, l’indemnité résultant du choix du salarié de rompre le contrat suite à une modification géographique substantielle n’y figurait pas. Cette exclusion procédait d’une lecture stricte des textes par l’organisme de garantie, qui considérait que sa mission se limitait aux seules hypothèses explicitement visées par la loi.
B. La sanction d’une exclusion jugée discriminatoire
Si les États membres disposent d’une liberté certaine, la Cour de justice réaffirme avec constance qu’elle doit s’exercer dans le respect des principes généraux du droit de l’Union, au premier rang desquels figure le principe d’égalité et de non-discrimination. Ce principe exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente, à moins qu’une telle différence de traitement ne soit objectivement justifiée. L’apport majeur de l’arrêt réside dans l’application de ce contrôle à la situation des travailleurs choisissant la rupture de leur contrat.
La Cour procède à une analyse comparative des différentes situations de rupture. Elle constate que le travailleur qui met fin à sa relation de travail en vertu de l’article 40 du statut des travailleurs espagnol se trouve « dans une situation comparable à celle dans laquelle se trouvent les travailleurs qui optent pour la cessation de la relation de travail conformément à l’article 50 du statut des travailleurs ». Dans les deux cas, la décision du salarié est une réaction à une modification unilatérale et substantielle de ses conditions de travail imposée par l’employeur pour des motifs économiques, techniques, d’organisation ou de production. De même, la Cour établit un parallèle avec les licenciements pour motif objectif, également couverts par la garantie. Le fait que la rupture soit formellement à l’initiative du salarié ne suffit pas à créer une différence de situation pertinente, dès lors que cette initiative n’est pas le fruit d’une volonté libre mais la conséquence directe d’une décision de l’employeur. En traitant différemment ces situations comparables sans justification objective, la législation espagnole instituait une discrimination injustifiée.
En censurant ce traitement différencié, la Cour ne se contente pas de définir le champ de la garantie ; elle consolide de manière significative la protection effective accordée aux salariés.
II. La consolidation de la protection effective des salariés face à l’insolvabilité patronale
L’arrêt dépasse une simple question technique de délimitation des créances pour affirmer une vision protectrice des droits des travailleurs, d’une part en adoptant une approche matérielle des motifs de rupture (A) et, d’autre part, en élargissant la portée de la garantie aux modifications substantielles du contrat (B).
A. Une approche matérielle de la cause de la rupture du contrat
La Cour de justice refuse de s’en tenir à une distinction formelle entre les ruptures initiées par le salarié et celles relevant de la décision de l’employeur. Elle rejette l’argument du gouvernement espagnol selon lequel la rupture n’était pas garantie car elle résultait d’un « choix volontaire du travailleur ». La Cour considère que ce choix n’est volontaire qu’en apparence. En réalité, il est la conséquence directe d’une décision de l’employeur qui altère un élément essentiel du contrat de travail, à savoir le lieu d’exécution.
Cette analyse pragmatique permet de reconnaître que le préjudice subi par le travailleur est de même nature, que la rupture prenne la forme d’un licenciement pour motif économique ou d’une option de cessation exercée par le salarié face à une contrainte équivalente. Le législateur national avait d’ailleurs lui-même reconnu la légitimité de cette rupture en lui attachant le versement d’une indemnité. En jugeant que la protection contre l’insolvabilité de l’employeur doit suivre la même logique, la Cour assure la cohérence du système et garantit que l’objectif social de la directive, qui est d’assurer un minimum de protection aux salariés, ne soit pas vidé de sa substance par des distinctions juridiques artificielles.
B. Une protection étendue aux conséquences de la mobilité géographique
La portée de cet arrêt est considérable pour les salariés confrontés à des restructurations impliquant une mobilité géographique. La décision affirme que la protection contre l’insolvabilité de l’employeur ne se limite pas aux seuls cas de licenciement « classique ». Elle doit également couvrir les situations où le salarié est contraint de mettre fin à la relation de travail parce que les nouvelles conditions proposées lui sont excessivement préjudiciables. En visant spécifiquement le cas d’un transfert qui « obligeant le travailleur à changer de lieu de résidence », la Cour ancre sa décision dans une réalité économique et sociale concrète.
Ainsi, cette jurisprudence établit un principe important : dès lors qu’un État membre choisit d’inclure dans son système de garantie des indemnités pour des ruptures liées à des motifs objectifs non inhérents à la personne du travailleur, il ne peut en exclure arbitrairement d’autres qui procèdent d’une logique similaire. L’arrêt étend de fait l’obligation de non-discrimination à l’ensemble des formes de cessation du contrat de travail qui, bien que ne constituant pas un licenciement au sens strict, sont la conséquence d’une décision de l’employeur fondée sur des motifs économiques ou organisationnels. La protection des travailleurs en sort indéniablement renforcée, conformément à la finalité de la directive.