Cour de justice de l’Union européenne, le 28 mai 2013, n°C-239/12

Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de la notion d’intérêt à agir dans le cadre d’un contentieux relatif aux mesures restrictives. En l’espèce, une personne physique avait été inscrite sur une liste de sanctions impliquant un gel de ses avoirs en raison de liens allégués avec des activités terroristes. Contestant la légalité de cette inscription, elle avait introduit un recours en annulation devant le Tribunal de l’Union européenne. Or, en cours d’instance, les institutions de l’Union ont adopté un nouveau règlement retirant son nom de la liste litigieuse.

Face à cette évolution, le Conseil et la Commission ont soutenu que le recours en annulation était devenu sans objet. Le Tribunal, par une ordonnance du 28 février 2012, a accueilli cette argumentation, considérant que le retrait du nom de la liste procurait au requérant une satisfaction équivalente à l’annulation qu’il recherchait, le privant ainsi de son intérêt à la poursuite de l’instance. La question de droit soumise à la Cour de justice par le pourvoi formé contre cette ordonnance était donc de savoir si une personne physique, dont le nom a été retiré en cours de procédure d’une liste de sanctions, conserve un intérêt à agir en annulation contre l’acte réglementaire qui l’y avait initialement inscrite.

À cette question, la Cour de justice répond par l’affirmative, annulant l’ordonnance du Tribunal. Elle juge que l’intérêt à obtenir l’annulation d’un acte illégal peut persister au-delà de sa simple abrogation, notamment lorsque l’annulation est susceptible de procurer un bénéfice non matériel au requérant, telle la réparation d’un préjudice moral. Cette décision consolide une conception extensive de l’intérêt à agir en la fondant sur la reconnaissance d’un préjudice moral autonome (I), ce qui a pour effet de renforcer la portée du contrôle juridictionnel exercé sur les actes des institutions de l’Union (II).

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I. La consécration d’un intérêt à agir fondé sur un préjudice moral

La Cour de justice, pour reconnaître la persistance de l’intérêt à agir du requérant, s’appuie sur une analyse renouvelée des bénéfices qu’une annulation contentieuse peut lui procurer. Elle réaffirme pour cela la distinction fondamentale entre les effets d’une abrogation et ceux d’une annulation (A), avant de reconnaître que la réparation du préjudice moral constitue en soi un fondement suffisant de l’intérêt à agir (B).

A. La distinction réaffirmée entre les effets de l’abrogation et de l’annulation

Le Tribunal avait estimé que le règlement abrogeant l’inscription du requérant sur la liste des sanctions lui avait donné « entière satisfaction », faisant ainsi disparaître l’objet du litige. Cette approche repose sur une vision purement pragmatique, où le résultat matériel obtenu par le requérant – la levée du gel de ses avoirs – est jugé équivalent à celui qu’aurait produit une annulation juridictionnelle. La Cour de justice censure ce raisonnement en rappelant avec force une distinction juridique fondamentale. Comme elle le souligne, elle a « rappelé à bon droit la distinction entre l’abrogation d’un acte d’une institution de l’Union, qui n’est pas une reconnaissance de son illégalité et produit un effet *ex nunc*, et un arrêt d’annulation en vertu duquel l’acte annulé est éliminé rétroactivement de l’ordre juridique et est censé n’avoir jamais existé ».

Cette différence d’effets temporels est déterminante. L’abrogation met fin à l’acte pour l’avenir, mais elle laisse intacts les effets qu’il a produits dans le passé. L’annulation, en revanche, a un effet rétroactif (*ex tunc*), anéantissant l’acte depuis son origine et privant de base légale tous les effets qu’il a pu produire. En concluant que cette différence « n’est pas en mesure de fonder un intérêt du requérant à obtenir l’annulation », le Tribunal a commis une erreur de droit. L’intérêt à agir ne se limite pas à l’obtention d’un avantage futur ; il peut résider dans la contestation de la légalité passée d’un acte et dans l’effacement de ses conséquences, même si celles-ci ne sont plus actuelles.

B. La reconnaissance du préjudice moral comme fondement autonome de l’intérêt à agir

Au-delà de la distinction technique entre abrogation et annulation, le cœur du raisonnement de la Cour de justice réside dans la prise en compte de la nature spécifique du préjudice subi. Une mesure restrictive individuelle, particulièrement dans le contexte de la lutte contre le terrorisme, ne produit pas seulement des effets matériels. La Cour relève avec justesse « l’opprobre et la méfiance qui accompagnent la désignation publique des personnes visées comme étant liées à une organisation terroriste ». Ce préjudice moral, qui affecte la réputation et l’honneur de la personne, est considérable et ne disparaît pas avec la simple levée de la mesure.

Dès lors, l’intérêt à agir persiste car l’annulation contentieuse est seule à même de procurer une forme de réparation pour ce préjudice. La Cour affirme que la reconnaissance de l’illégalité de l’acte est « de nature, […] à le réhabiliter ou à constituer une forme de réparation du préjudice moral qu’il a subi du fait de cette illégalité, et à justifier ainsi la persistance de son intérêt à agir ». L’annulation n’est donc plus seulement un instrument visant à modifier une situation juridique pour l’avenir, mais devient également un moyen de restaurer symboliquement une situation passée en déclarant que l’inscription sur la liste n’aurait jamais dû avoir lieu. En faisant de la réhabilitation et de la réparation morale un bénéfice suffisant, la Cour consacre une conception subjective et protectrice de l’intérêt à agir.

II. Le renforcement du contrôle juridictionnel des actes de l’Union

En reconnaissant un intérêt à agir fondé sur le préjudice moral, la Cour de justice ne se contente pas de protéger la situation individuelle du requérant ; elle renforce également l’effectivité du contrôle de légalité des actes de l’Union. Cette solution découle du rejet d’une interprétation restrictive des conséquences d’un arrêt d’annulation (A) et affirme la nécessité de garantir un recours effectif contre les actes des institutions, même lorsque ceux-ci ont une durée de vie limitée (B).

A. Le rejet d’une interprétation restrictive des mesures d’exécution d’un arrêt

Le Tribunal, pour écarter l’intérêt à agir, avait suggéré qu’un tel intérêt ne pouvait exister que si l’annulation de l’acte obligeait l’institution émettrice à prendre des mesures d’exécution au sens de l’article 266 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Selon cette vision, si l’annulation n’entraîne aucune obligation positive de « remise en état », le recours perdrait son utilité. La Cour de justice écarte fermement cette approche en jugeant que l’intérêt à obtenir l’annulation persiste même en l’« absence de nécessité ou de l’impossibilité matérielle, pour l’institution défenderesse, d’adopter des mesures d’exécution de l’arrêt d’annulation ».

Ce faisant, la Cour dissocie l’existence de l’intérêt à agir des suites pratiques de la décision juridictionnelle. L’annulation d’un acte illégal constitue un bénéfice en soi pour le requérant, indépendamment des actions que l’administration sera tenue de prendre par la suite. Cette clarification est essentielle, car elle empêche que le contentieux de l’annulation soit réduit à sa seule dimension utilitariste. La fonction du juge de l’Union n’est pas uniquement d’ordonner à l’administration de faire ou de ne pas faire ; elle est aussi de dire le droit et de sanctionner une illégalité, apportant ainsi une satisfaction juridique et morale au justiciable.

B. La garantie d’un recours effectif contre les mesures à durée de vie limitée

La portée de cet arrêt est considérable, notamment dans le domaine des mesures restrictives, qui sont par nature évolutives et souvent temporaires. L’approche du Tribunal, si elle avait été validée, aurait créé un risque majeur pour le droit au recours effectif, garanti par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. En effet, les institutions de l’Union auraient pu aisément se soustraire au contrôle du juge en abrogeant systématiquement un acte contesté juste avant qu’une décision juridictionnelle ne soit rendue sur sa légalité. Une telle stratégie aurait permis d’éviter une censure contentieuse tout en laissant le requérant sans reconnaissance de l’illégalité qu’il a subie.

En jugeant que l’intérêt à agir subsiste, la Cour de justice neutralise ce risque. Elle garantit qu’un justiciable ayant fait l’objet d’une mesure attentatoire à ses droits fondamentaux puisse obtenir une décision sur le fond, même si la mesure a été levée en cours d’instance. Cette solution assure que la légalité des actes de l’Union, quelle que soit leur durée d’application, puisse être effectivement contrôlée. La Cour assure ainsi la primauté du droit en veillant à ce que les institutions ne puissent échapper à leur responsabilité en raison du caractère temporaire de leurs actions, renforçant par là même la confiance des citoyens dans le système juridictionnel de l’Union.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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