Par un arrêt en manquement, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les exigences d’indépendance d’un organisme national d’enquête sur les accidents ferroviaires. La Commission européenne a engagé une procédure à l’encontre d’un État membre, estimant que la législation nationale de ce dernier ne garantissait pas une indépendance suffisante à son unité d’enquête, comme l’exige la directive 2004/49/CE relative à la sécurité ferroviaire. Après plusieurs échanges et un avis motivé resté sans suite satisfaisante, la Commission a saisi la Cour. L’État membre soutenait avoir pris les mesures nécessaires pour se conformer à la directive, tandis que la Commission maintenait l’existence de liens structurels et financiers créant un conflit d’intérêts potentiel, notamment car l’organisme d’enquête était placé sous l’autorité du ministre chargé des transports, lequel exerçait également un contrôle sur le gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire.
Il était donc demandé à la Cour de déterminer si l’intégration d’un organisme d’enquête au sein d’un ministère, lequel exerce un contrôle sur le gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire, est compatible avec l’exigence d’indépendance organisationnelle, décisionnelle et financière imposée par le droit de l’Union. La Cour de justice a conclu à un manquement partiel de l’État membre. Elle a jugé que si l’indépendance décisionnelle de l’organisme n’était pas compromise en l’espèce, son indépendance organisationnelle et financière n’était en revanche pas suffisamment garantie par le droit national. La décision de la Cour clarifie ainsi les contours de l’indépendance de l’organisme d’enquête en distinguant, d’une part, l’appréciation de son autonomie fonctionnelle (I) et, d’autre part, la garantie de ses moyens d’action (II).
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I. L’autonomie fonctionnelle de l’organisme d’enquête à l’épreuve du contrôle ministériel
L’analyse de la Cour distingue soigneusement l’indépendance structurelle de l’organisme de son indépendance dans la prise de décision. Cette dissociation conduit à une condamnation de l’État membre sur le plan de l’organisation (A), tout en écartant le grief relatif à l’indépendance décisionnelle (B).
A. Une indépendance organisationnelle fragilisée par l’influence ministérielle sur le statut du personnel
La Cour constate que l’indépendance organisationnelle de l’unité d’enquête n’est pas assurée en raison de l’influence déterminante du ministre sur la nomination et l’évaluation de ses membres. Bien que des règles générales sur la fonction publique existent, elles ne suffisent pas à encadrer le pouvoir du ministre de manière à prévenir tout risque de conflit d’intérêts. La Cour relève que « la procédure de nomination des membres de l’unité spécialisée n’offre pas de garanties suffisantes d’indépendance par rapport au ministre des Transports ». Ce constat est d’autant plus important que le ministre exerce, en parallèle, un contrôle sur le gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire.
En effet, le directeur de l’unité d’enquête, étant lui-même dans un lien de subordination hiérarchique avec le ministre, définit les compétences requises pour les postes à pourvoir. Cette situation confère indirectement au ministre une influence sur la sélection du personnel. De plus, la procédure d’évaluation des membres de l’unité, réalisée par ce même directeur et validée par le ministre, ne présente pas les garanties d’objectivité requises. La Cour estime que le pouvoir ministériel n’est pas « encadré par des critères suffisamment objectifs, clairs, exhaustifs et vérifiables pour garantir l’indépendance organisationnelle de cette unité ». La simple existence de règles internes, modifiables à tout moment par le ministre, ne constitue pas une garantie suffisante.
B. Une indépendance décisionnelle préservée malgré les obligations de rapport
La Cour se montre moins sévère concernant l’indépendance décisionnelle de l’organisme d’enquête. La Commission reprochait à l’État membre l’obligation faite à l’unité d’enquête de transmettre ses rapports au ministre. Elle y voyait une porte ouverte à une influence sur les conclusions des enquêtes. Cependant, la Cour écarte ce grief, considérant que la Commission n’a pas apporté la preuve d’une telle ingérence. Elle souligne que « la Commission n’est pas parvenue à démontrer qu’une telle obligation implique, en vertu du droit national, que ce ministre puisse influer sur le contenu du rapport qui lui est présenté ».
L’arrêt juge qu’une telle transmission est même appropriée, dans la mesure où les rapports peuvent contenir des recommandations de sécurité qui s’adressent, entre autres, au ministre chargé de la politique des transports. Le simple fait que le directeur de l’unité fasse rapport directement au ministre ne suffit pas à caractériser une violation de l’indépendance décisionnelle. La Cour affirme ainsi une forme de présomption d’indépendance dans l’exercice des fonctions, tant qu’il n’est pas prouvé que le cadre juridique permet une influence directe sur le contenu des décisions de l’organisme. La charge de la preuve d’une telle faille incombe donc à la Commission.
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II. L’autonomie financière, condition essentielle de l’indépendance de l’organisme d’enquête
Au-delà de son organisation interne, l’indépendance de l’organisme d’enquête se mesure également à l’aune de son autonomie financière. Sur ce point, la Cour constate un manquement de l’État membre, tant en ce qui concerne le budget ordinaire de l’unité d’enquête (A) que l’accès à des ressources additionnelles en cas de besoin (B).
A. Le rejet d’un financement intégré au budget ministériel
La Cour sanctionne l’absence d’autonomie budgétaire de l’unité d’enquête. Celle-ci ne disposait pas de budget propre, son financement étant assuré par le budget général du ministère des Transports. Pour la Cour, lorsque l’organisme d’enquête est intégré à un ministère qui contrôle également le gestionnaire de l’infrastructure, une telle situation est incompatible avec les exigences de la directive. Elle établit un principe clair : dans de telles circonstances, « l’indépendance quant à l’accès à ces ressources financières ne peut être garantie qu’en attribuant à cet organisme une ligne budgétaire propre ».
Le processus budgétaire, où le projet de budget est élaboré par un directeur subordonné au ministre, examiné par les services du ministère et approuvé par ce même ministre, ne garantit pas une indépendance réelle. L’absence de ligne budgétaire distincte expose l’unité d’enquête à un risque de pressions ou de limitations de ses moyens, compromettant sa capacité à mener ses missions en toute impartialité. La Cour juge donc que la réglementation nationale ne permet pas à l’unité d’enquête de disposer d’un « accès autonome aux ressources financières dont elle a besoin pour exercer ses tâches ».
B. La nécessité d’un accès garanti aux ressources financières supplémentaires
L’arrêt va plus loin en examinant la question des besoins financiers imprévus, par exemple en cas d’accident grave nécessitant une enquête d’envergure. La Cour juge que l’indépendance financière impose que l’organisme puisse obtenir des fonds supplémentaires sans que ce processus dépende de la seule volonté d’une entité à l’égard de laquelle son indépendance doit être assurée.
Or, en l’espèce, l’obtention de ces fonds supplémentaires dépendait de la décision discrétionnaire du ministre, qui n’était nullement tenu de solliciter leur allocation. La Cour relève que le ministre pouvait décider de solliciter ces sommes, « sans qu’il soit tenu de le faire ». Ce pouvoir discrétionnaire crée une dépendance inacceptable et constitue un levier potentiel d’influence. L’indépendance ne doit pas seulement être assurée pour le fonctionnement normal de l’organisme, mais aussi et surtout lorsque des circonstances exceptionnelles exigent des moyens conséquents. La Cour conclut donc que l’État membre a manqué à ses obligations en ne garantissant pas un accès autonome et certain à ces ressources additionnelles.