Cour de justice de l’Union européenne, le 28 mai 2020, n°C-33/19

Par un arrêt en manquement, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur les exigences d’indépendance de l’organisme national chargé des enquêtes sur les accidents ferroviaires. En l’espèce, la Commission européenne a engagé une procédure contre un État membre, estimant que sa législation nationale ne garantissait pas une indépendance suffisante à son unité d’enquête sur les accidents ferroviaires. Cette unité était intégrée au sein du ministère des Transports, une autorité exerçant par ailleurs un contrôle direct sur le gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire nationale. Après une phase précontentieuse initiée par une lettre de mise en demeure et suivie de plusieurs avis motivés, l’exécutif européen a saisi la Cour, considérant que les modifications réglementaires apportées par l’État membre restaient insuffisantes pour assurer une indépendance organisationnelle et financière effective. Le débat juridique portait donc sur la compatibilité des dispositions nationales avec l’article 21 de la directive 2004/49/CE. Il s’agissait de déterminer si un organisme d’enquête, structurellement et financièrement lié à une autorité ministérielle qui contrôle également le principal acteur du secteur ferroviaire, pouvait être considéré comme indépendant au sens du droit de l’Union. La Cour de justice conclut à un double manquement de l’État membre, jugeant que ni l’indépendance organisationnelle ni l’indépendance financière de l’organisme d’enquête n’étaient assurées. La solution retenue par la Cour précise ainsi les contours de l’indépendance fonctionnelle des organismes techniques au sein de l’ordre juridique de l’Union.

I. L’indépendance organisationnelle de l’organisme d’enquête compromise par l’influence ministérielle

La Cour examine d’abord la structure de l’organisme d’enquête pour déterminer si son organisation garantit une indépendance réelle vis-à-vis du gestionnaire de l’infrastructure. Elle établit d’abord que le contrôle exercé par le ministre sur le gestionnaire ferroviaire rend nécessaire une indépendance accrue de l’unité d’enquête à l’égard de ce même ministre (A), avant de constater que les garanties encadrant le statut des membres de cette unité sont insuffisantes (B).

A. La caractérisation du lien de dépendance indirecte via l’autorité de tutelle

La Cour commence son raisonnement en vérifiant l’existence d’un contrôle du ministre en charge des transports sur le gestionnaire de l’infrastructure ferroviaire. Elle relève que le droit national confère au ministre le pouvoir de nommer et de révoquer les membres du conseil d’administration et le directeur général de l’entreprise publique gestionnaire de l’infrastructure. Ce directeur général doit en outre rendre compte de son activité directement au ministre. Ces éléments suffisent à la Cour pour affirmer que « l’État, représenté par le ministre des Transports, exerce un contrôle sur la [société gestionnaire] ». La circonstance que la gestion opérationnelle courante soit déléguée au directeur général ne modifie pas cette conclusion, puisque ce dernier demeure sous l’autorité hiérarchique du ministre.

Cette première étape de l’analyse est déterminante, car elle établit le conflit d’intérêts potentiel. Si le ministre contrôle à la fois l’entité susceptible d’être mise en cause dans un accident et l’organisme chargé d’enquêter sur cet accident, l’impartialité de l’enquête est menacée. La Cour en déduit logiquement que l’exigence d’indépendance de l’organisme d’enquête, posée par la directive vis-à-vis du gestionnaire d’infrastructure, doit s’étendre à l’égard du ministre lui-même. Faute de quoi, l’indépendance ne serait qu’une fiction juridique, vidée de sa substance. La Cour applique ainsi une approche fonctionnelle de l’indépendance, qui « désigne normalement un statut qui assure à l’organe concerné la possibilité d’agir en toute liberté par rapport aux organismes à l’égard desquels son indépendance doit être assurée, à l’abri de toute instruction et de toute pression ».

B. L’insuffisance des garanties statutaires des membres de l’organisme d’enquête

Une fois le principe de l’indépendance nécessaire à l’égard du ministre établi, la Cour examine si les procédures de nomination et d’évaluation des membres de l’unité d’enquête offrent des garanties suffisantes. La Cour constate que le pouvoir de nomination du ministre n’est pas encadré par des critères stricts, objectifs et vérifiables. Les règles générales de la fonction publique de l’État membre sont jugées trop vagues pour limiter adéquatement la marge de manœuvre ministérielle. De plus, il apparaît que le directeur de l’unité d’enquête, lui-même subordonné au ministre, définit les compétences requises pour les postes à pourvoir, ce qui confère au ministre une « influence déterminante sur la procédure de sélection ».

Le même raisonnement est appliqué à la procédure d’évaluation de la carrière des membres, laquelle est menée par le directeur de l’unité et validée par le ministre. Cette situation crée un risque que l’évolution professionnelle des enquêteurs dépende de décisions discrétionnaires de l’autorité ministérielle, ce qui est incompatible avec l’exigence d’indépendance. La Cour souligne également que les règles internes organisant la procédure de recrutement peuvent être modifiées à tout moment par le ministre, ce qui fragilise davantage leur portée. Par conséquent, la Cour juge que l’État membre a manqué à son obligation de garantir l’indépendance organisationnelle de son organisme d’enquête. En revanche, elle rejette le grief relatif au manque d’indépendance décisionnelle, estimant que la simple obligation de transmettre les rapports finaux au ministre n’implique pas que ce dernier puisse en influencer le contenu.

II. L’autonomie financière de l’organisme d’enquête défaillante en l’absence de budget propre

La Cour analyse ensuite le second grief de la Commission, tiré du défaut d’indépendance financière. Elle consacre la nécessité pour un tel organisme intégré à un ministère de disposer d’une ligne budgétaire distincte (A), puis sanctionne la nature discrétionnaire de l’allocation des ressources financières (B).

A. L’exigence d’une ligne budgétaire autonome pour un organisme non personnalisé

La Cour rappelle que, conformément à l’article 21, paragraphe 2, de la directive, l’organisme d’enquête doit disposer des ressources financières nécessaires à l’accomplissement de ses tâches de manière indépendante. La question centrale est de savoir comment cette indépendance financière se matérialise pour une entité dépourvue de la personnalité juridique et intégrée au sein d’un ministère. La Cour tranche nettement en affirmant que, dans une telle configuration, « l’indépendance quant à l’accès à ces ressources financières ne peut être garantie qu’en attribuant à cet organisme une ligne budgétaire propre ».

En l’espèce, il est établi que l’unité d’enquête est financée sur le budget général du ministère des Transports. Son projet de budget est élaboré par son directeur, examiné par les services du ministère et approuvé par le ministre. Ce circuit budgétaire place l’unité d’enquête dans une dépendance financière directe vis-à-vis de l’autorité ministérielle qui contrôle par ailleurs le gestionnaire de l’infrastructure. La Cour considère que cette situation est structurellement incompatible avec l’exigence d’indépendance posée par le droit de l’Union. L’absence d’un budget autonome empêche l’organisme de se prémunir contre d’éventuelles pressions ou arbitrages budgétaires défavorables de la part de sa tutelle.

B. La sanction du pouvoir discrétionnaire dans l’allocation des ressources supplémentaires

Le défaut d’indépendance financière est aggravé par les modalités d’allocation de ressources supplémentaires. La Cour relève que l’activité d’un organisme d’enquête est par nature imprévisible et qu’un accident grave peut nécessiter des moyens financiers excédant le budget annuel initial. L’obligation d’indépendance financière impose que l’octroi de fonds additionnels ne soit pas soumis à l’intervention discrétionnaire d’une entité à l’égard de laquelle l’indépendance est requise.

Or, l’État membre a reconnu durant la procédure que l’attribution de moyens supplémentaires à l’unité d’enquête dépendait d’une décision du ministre des Transports de solliciter ces fonds, sans qu’il y soit légalement tenu. Ce pouvoir discrétionnaire du ministre de décider d’allouer ou non des ressources complémentaires en cas de besoin urgent constitue, pour la Cour, une violation de l’indépendance financière. Un tel mécanisme crée un risque de limitation des moyens d’enquête, en particulier dans une situation où l’enquête pourrait mettre en évidence des défaillances du gestionnaire de l’infrastructure contrôlé par ce même ministre. En conséquence, la Cour conclut que l’État membre n’a pas adopté les mesures nécessaires pour garantir un accès autonome de l’unité d’enquête aux ressources financières, manquant ainsi à ses obligations au titre de la directive.

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Hassan KOHEN
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