Cour de justice de l’Union européenne, le 28 novembre 2017, n°C-514/16

Par un arrêt du 28 novembre 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé les contours de la notion de « circulation des véhicules » au sens de la directive du 24 avril 1972 concernant l’assurance de la responsabilité civile automobile.

En l’espèce, une travailleuse agricole est décédée après avoir été heurtée et écrasée par un tracteur agricole. Au moment de l’accident, le véhicule était à l’arrêt sur un chemin de terre, son moteur en marche pour actionner une pompe de pulvérisation d’herbicide. Un glissement de terrain a provoqué la chute du tracteur, qui a atteint la victime qui travaillait en contrebas. Le veuf de la victime a initié une action en réparation de son préjudice moral, notamment à l’encontre de la compagnie d’assurance du tracteur. La juridiction de première instance a rejeté la demande contre l’assureur, au motif que le sinistre ne constituait pas un accident de la circulation couvert par l’assurance obligatoire, le tracteur n’étant pas utilisé comme moyen de circulation. Saisi en appel, le Tribunal da Relação de Guimarães a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.

Il était demandé en substance à la Cour si la notion de « circulation des véhicules », visée à l’article 3, paragraphe 1, de la directive, devait être interprétée comme couvrant une situation dans laquelle un tracteur agricole, à l’arrêt et moteur allumé pour une tâche agricole, est impliqué dans un accident mortel.

La Cour de justice répond par la négative, considérant qu’une telle situation ne relève pas de cette notion. Elle juge que l’utilisation du tracteur se rattachait principalement à sa fonction de machine de travail et non de moyen de transport. Par cette décision, la Cour opère une clarification de sa jurisprudence en instaurant un critère fonctionnel pour définir le champ de l’assurance obligatoire (I), une solution qui, si elle offre une ligne directrice claire, réduit la portée de la protection des victimes d’accidents (II).

I. La consécration d’un critère fonctionnel pour la notion de « circulation des véhicules »

La Cour de justice de l’Union européenne affine sa définition de la notion de « circulation des véhicules » en confirmant d’abord son autonomie par rapport aux droits nationaux (A), puis en introduisant une distinction inédite fondée sur la fonction principale du véhicule au moment du sinistre (B).

A. La réaffirmation d’une notion autonome du droit de l’Union

La Cour rappelle avec constance que la notion de « circulation des véhicules » constitue une « notion autonome du droit de l’Union ». Cette approche, déjà établie dans son arrêt de 2014, garantit une application uniforme de la directive et prévient les divergences d’interprétation entre les États membres. Elle préserve ainsi les objectifs de la législation européenne, qui sont d’assurer la libre circulation des véhicules et de garantir un traitement comparable aux victimes d’accidents sur tout le territoire de l’Union.

Dans ce cadre, la Cour avait jugé que la notion de circulation englobe « toute utilisation d’un véhicule qui est conforme à la fonction habituelle de ce dernier ». Cette jurisprudence antérieure étendait l’obligation d’assurance au-delà de la seule circulation routière pour inclure des manœuvres sur des terrains privés, à condition qu’elles correspondent à l’usage normal du véhicule. La présente décision s’inscrit dans cette lignée en confirmant que ni le lieu de l’accident, public ou privé, ni l’immobilisation du véhicule ne sont en soi des critères d’exclusion. La Cour précise en effet que « le fait que le véhicule impliqué dans l’accident était à l’arrêt au moment de la survenance de celui-ci n’exclut pas, à lui seul, que l’utilisation de ce véhicule à ce moment puisse relever de sa fonction de moyen de transport ».

B. La distinction fondée sur la fonction principale du véhicule

L’apport majeur de cet arrêt réside dans l’introduction d’un nouveau critère de départage pour les véhicules dits « mixtes », qui peuvent servir à la fois de moyen de transport et de machine de travail. La Cour estime qu’il « importe de déterminer si, lors de la survenance de l’accident dans lequel un tel véhicule a été impliqué, ce véhicule était principalement utilisé en tant que moyen de transport […] ou en tant que machine de travail ». La qualification de l’accident et l’application du régime d’assurance obligatoire dépendent donc de l’identification de la fonction prédominante du véhicule au moment des faits.

En l’espèce, la Cour constate que le tracteur était utilisé comme « générateur de la force motrice nécessaire pour actionner la pompe du pulvérisateur d’herbicide ». Elle en déduit que cette utilisation « se rattache principalement à la fonction de ce tracteur en tant que machine de travail, et non en tant que moyen de transport ». Dès lors, l’accident ne relève pas de la notion de « circulation des véhicules » et n’est pas couvert par l’assurance automobile obligatoire. Cette solution pragmatique vise à tracer une frontière claire entre les risques liés au déplacement et ceux inhérents à l’activité professionnelle ou industrielle d’un engin.

II. Une délimitation protectrice des assureurs mais restrictive pour les victimes

En liant l’obligation d’assurance à la seule fonction de transport du véhicule, la Cour de justice adopte une solution qui semble tempérer l’objectif de protection des victimes (A), tout en soulevant des interrogations quant à sa mise en œuvre pratique face à la complexité de certaines situations (B).

A. Une portée de l’obligation d’assurance en retrait de l’objectif de protection

La législation européenne sur l’assurance automobile a été constamment guidée par un objectif de renforcement de la protection des victimes. Or, la solution retenue dans cet arrêt marque un certain recul par rapport à cette tendance. En excluant du champ de l’assurance obligatoire les accidents survenant lorsque le véhicule est utilisé comme machine de travail, la Cour crée une catégorie de sinistres pour lesquels la victime ne peut se tourner vers l’assureur de responsabilité civile automobile.

Cette exclusion a des conséquences concrètes importantes. La victime ou ses ayants droit doivent alors rechercher d’autres fondements pour obtenir réparation, tels qu’un régime d’assurance pour les accidents du travail. Si une telle couverture existe, comme dans le cas d’espèce, l’indemnisation peut néanmoins se révéler moins complète, notamment en ce qui concerne le préjudice moral. Dans les situations où aucune autre assurance ne peut être mobilisée, la victime risque de ne recevoir aucune indemnisation si l’auteur du dommage est insolvable. La distinction opérée par la Cour, bien que logique sur un plan conceptuel, fragilise ainsi la position de certaines victimes d’accidents causés par des véhicules automoteurs.

B. Les incertitudes d’application du critère de la fonction principale

Si le critère de la fonction principale a le mérite de la clarté dans le cas d’un véhicule à l’arrêt, son application pourrait se révéler bien plus délicate dans d’autres hypothèses. La Cour oppose la fonction de transport à celle de machine de travail, mais de nombreux engins agricoles ou de chantier exercent ces deux fonctions simultanément. On peut s’interroger sur le sort d’un accident causé par une moissonneuse-batteuse en train de récolter un champ, ou par une grue mobile se déplaçant sur un chantier tout en effectuant une opération de levage.

La détermination de la fonction « principale » risque de donner lieu à des appréciations casuistiques et de générer un nouveau contentieux. Les juridictions nationales devront évaluer, dans chaque situation, si l’usage comme machine de travail l’emporte sur la fonction de transport. Cette distinction pourrait s’avérer artificielle et difficile à manier, laissant persister une insécurité juridique pour les victimes comme pour les assureurs. La Cour de justice sera probablement amenée à l’avenir à préciser davantage les modalités d’application de ce critère pour des situations où les fonctions du véhicule sont indissociablement liées.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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