Cour de justice de l’Union européenne, le 28 novembre 2019, n°C-593/18

Dans l’arrêt soumis à commentaire, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’étendue du contrôle qu’elle exerce sur les décisions du Tribunal de l’Union européenne en matière de droit de la concurrence, et plus spécifiquement sur les exigences relatives à la charge de la preuve qui incombe à la Commission.

En l’espèce, une société et sa filiale, actives dans le secteur des câbles électriques, avaient informé la Commission de l’existence d’une entente anticoncurrentielle à laquelle elles participaient, afin de bénéficier d’une immunité d’amendes. Par une décision du 2 avril 2014, la Commission a constaté une infraction unique et continue à l’article 101 TFUE, impliquant plusieurs entreprises européennes, japonaises et sud-coréennes, qui consistait en une répartition de territoires et de clients. Bien qu’elle ait accordé l’immunité aux sociétés requérantes, la Commission a néanmoins constaté leur participation à l’infraction pour une période déterminée. Les sociétés ont alors introduit un recours devant le Tribunal de l’Union européenne, sollicitant l’annulation partielle de cette décision. Elles contestaient notamment l’étendue de l’infraction, qui, selon la Commission, incluait tous les projets de câbles souterrains d’une tension minimale de 110 kV ainsi que leurs accessoires. Par un arrêt du 12 juillet 2018, le Tribunal a rejeté l’intégralité de leur recours. Les sociétés ont formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’appréciation du Tribunal sur plusieurs points, dont la charge de la preuve relative à l’étendue de l’infraction, le respect du principe d’égalité de traitement et la présomption d’innocence.

La question de droit soulevée devant la Cour de justice était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si le Tribunal avait commis une erreur de droit en considérant que la Commission avait rapporté à suffisance de droit la preuve que l’entente couvrait un certain type d’accessoires de câbles électriques, en se fondant sur une simple présomption. D’autre part, la Cour était appelée à vérifier si le Tribunal avait correctement appliqué les principes d’égalité de traitement et de présomption d’innocence en validant la date de début de l’infraction retenue par la Commission pour les requérantes.

La Cour de justice a partiellement annulé l’arrêt du Tribunal. Elle a jugé que le Tribunal avait méconnu les règles relatives à la charge de la preuve en ce qui concerne les accessoires de câbles, considérant que celui-ci s’était fondé sur une présomption non étayée au lieu d’exiger de la Commission des preuves concrètes. En revanche, la Cour a rejeté les autres moyens du pourvoi, confirmant l’analyse du Tribunal sur la date de début de l’infraction et sur l’absence de violation du principe d’égalité de traitement.

L’analyse de cette décision révèle une censure ciblée de l’appréciation du Tribunal en matière de preuve (I), tout en confirmant une approche restrictive quant à l’invocation de certains principes généraux du droit par les entreprises (II).

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I. La censure d’une administration défaillante de la preuve

La Cour de justice, dans sa fonction de juge du droit, exerce un contrôle rigoureux sur le raisonnement juridique du Tribunal. Elle sanctionne ici l’allègement de la charge de la preuve opéré par ce dernier, en considérant que l’étendue matérielle d’une infraction ne peut reposer sur une simple présomption (A) et en rappelant que le doute doit toujours bénéficier à l’entreprise accusée (B).

A. Le rejet d’une preuve par présomption de l’étendue de l’infraction

Le Tribunal avait estimé que, les projets de câbles électriques couverts par l’entente incluant « normalement » la vente d’accessoires, il pouvait en être déduit que le refus collectif de fournir ces accessoires faisait partie intégrante de l’infraction pour tous les types de câbles concernés. La Cour de justice censure ce raisonnement en relevant que le Tribunal n’a pas vérifié si la Commission avait effectivement prouvé cet aspect spécifique de l’infraction. Elle souligne ainsi qu’« au lieu de vérifier que la Commission avait établi, à suffisance de droit, que le refus collectif de fournir des accessoires de câbles électriques […] couvrait les accessoires de câbles électriques d’une tension minimale de 110 kV et inférieure à 220 kV, le Tribunal s’est effectivement fondé sur une présomption non étayée à cet égard ».

Ce faisant, la Cour rappelle une exigence fondamentale du droit de la concurrence : il incombe à la Commission de prouver l’existence des faits constitutifs d’une infraction dans tous leurs éléments. La portée d’une entente ne peut être simplement déduite d’une pratique générale. Chaque aspect de l’objet anticoncurrentiel doit être étayé par des éléments de preuve concrets et précis. En validant un raisonnement fondé sur une simple extension logique, le Tribunal a, selon la Cour, renversé la charge de la preuve, en imposant aux requérantes de démontrer que ces accessoires spécifiques n’étaient pas inclus dans l’entente, alors que c’était à la Commission de prouver qu’ils l’étaient.

B. La consécration du doute au profit de l’entreprise

La Cour ne se contente pas de sanctionner le recours à une présomption ; elle tire également les conséquences de l’existence d’éléments de preuve qui créaient une incertitude. Les requérantes avaient produit un document interne à l’entente qui qualifiait la situation des accessoires pour les câbles de tension inférieure à 220 kV de « trop compliquée », suggérant ainsi qu’ils n’étaient pas soumis aux mêmes règles que les autres produits. Pour la Cour, cet élément était de nature à « créer un doute sur la question de savoir si le refus collectif de fournir des accessoires de câbles électriques couvrait » ces produits.

La Cour en conclut que, face à ce doute, le bénéfice doit être accordé à l’entreprise, conformément au principe de la présomption d’innocence. Elle énonce clairement qu’« eu égard à la présomption d’innocence qui s’applique aux procédures relatives à des violations des règles de concurrence […], le doute doit profiter à l’entreprise destinataire de la décision constatant une infraction ». Cette réaffirmation est essentielle. Elle signifie que la Commission ne peut se satisfaire d’un faisceau d’indices généraux lorsque des preuves contraires, même partielles, sèment une incertitude raisonnable sur un élément constitutif de l’infraction. La Cour de justice se montre ainsi garante d’un standard de preuve élevé, protégeant les entreprises contre des accusations insuffisamment étayées.

II. La confirmation d’une application stricte des principes de légalité et de non-discrimination

Si la Cour de justice censure le Tribunal sur la question de la preuve, elle valide en revanche son raisonnement sur les autres moyens soulevés par les requérantes. Elle confirme ainsi une jurisprudence constante qui limite la possibilité pour une entreprise d’invoquer le principe d’égalité de traitement pour se soustraire à sa responsabilité (A) et réaffirme la marge d’appréciation des juges du fond quant à la détermination de la durée de l’infraction (B).

A. Le principe de légalité comme obstacle à l’invocation de l’égalité de traitement

Les sociétés requérantes soutenaient que le principe d’égalité de traitement avait été violé, car la Commission avait retenu pour elles une date de début de l’infraction (1er avril 2000) antérieure à celle retenue pour une autre entreprise participante (13 novembre 2000). La Cour de justice, confirmant l’arrêt du Tribunal, rejette cet argument. Elle rappelle que le respect du principe d’égalité de traitement doit se concilier avec le principe de légalité, « selon lequel nul ne peut invoquer, à son profit, une illégalité commise en faveur d’autrui ».

Même à supposer que la Commission ait commis une erreur en ne retenant pas une période de participation plus longue pour l’autre entreprise, les requérantes ne sauraient s’en prévaloir pour obtenir l’annulation de la constatation de leur propre participation. De plus, la Cour souligne que les situations n’étaient pas comparables, la responsabilité de l’autre entreprise pour la période antérieure au 13 novembre 2000 n’ayant pu être engagée que de manière indirecte, en tant que successeur, tandis que celle des requérantes reposait sur une participation directe. Cette solution réaffirme avec force qu’une entreprise dont l’infraction est établie ne peut échapper à sa responsabilité en invoquant une éventuelle indulgence ou erreur de la Commission à l’égard d’un co-auteur.

B. La souveraineté des juges du fond dans l’appréciation de la date de l’infraction

Les requérantes contestaient également la date du 1er avril 2000 comme point de départ de leur participation, arguant que les premières preuves matérielles dataient du 10 avril 2000. Elles y voyaient une violation de la présomption d’innocence. La Cour écarte ce moyen en rappelant que la détermination de la durée d’une infraction relève de l’appréciation des faits par les juges du fond, laquelle n’est susceptible d’être remise en cause en pourvoi qu’en cas de dénaturation des preuves.

Or, en l’espèce, les éléments de preuve postérieurs au 1er avril 2000, notamment des courriels des 10 et 14 avril, démontraient que les requérantes participaient « déjà à l’entente depuis quelque temps ». Le Tribunal a donc pu considérer sans commettre d’erreur de droit que la Commission était fondée à fixer le début de l’infraction à une date légèrement antérieure, reflétant cette participation déjà établie. La Cour admet ainsi une légère extrapolation dans le temps, dès lors qu’elle est raisonnable et solidement ancrée dans des preuves démontrant une connaissance et une implication antérieures. En validant cette approche, la Cour préserve la marge d’appréciation du Tribunal dans l’examen des faits, tout en s’assurant que celle-ci ne bascule pas dans l’arbitraire.

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Hassan KOHEN
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