Par un arrêt du 28 octobre 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa deuxième chambre, a statué sur un recours en manquement introduit par la Commission européenne à l’encontre d’un État membre. En l’espèce, cet État membre avait conclu, le 16 avril 2004, un contrat de service public exclusif pour le transport maritime entre deux de ses îles, et ce, sans procédure préalable d’appel d’offres. Cette signature intervenait peu de temps avant l’adhésion de cet État à l’Union européenne, effective au 1er mai 2004. La Commission, estimant cette pratique contraire au règlement sur le cabotage maritime, a engagé une procédure précontentieuse. Après une lettre de mise en demeure et un avis motivé infructueux, la Commission a saisi la Cour de justice. Elle soutenait que la signature du contrat sans appel d’offres constituait une violation des obligations découlant dudit règlement. L’État membre, pour sa part, opposait la non-applicabilité du règlement au moment de la signature du contrat. Confrontée à cet argument, la Commission a tenté de modifier son grief en cours d’instance, argüant que le manquement résidait dans le maintien en vigueur du contrat après l’adhésion. La question de droit qui se posait à la Cour était donc double. Il s’agissait d’une part de déterminer si la modification de l’objet du grief en cours de procédure était recevable, et d’autre part, de savoir si un État pouvait se voir reprocher un manquement à une réglementation de l’Union pour un acte accompli avant que celle-ci ne lui soit applicable. La Cour de justice rejette le recours de la Commission. Elle considère d’abord que le changement d’argumentation de la Commission en cours d’instance la conduirait à statuer au-delà de l’objet de la requête initiale. Elle juge ensuite que le grief initial, portant sur un acte antérieur à l’adhésion, est infondé en l’absence de toute obligation applicable à l’État membre à cette date. La solution de la Cour, fondée sur une application rigoureuse des règles de procédure, réaffirme l’immutabilité du litige tel que défini par la phase précontentieuse. Elle consacre par ailleurs une application stricte du principe de non-rétroactivité du droit de l’Union, tout en laissant entrevoir la possibilité d’obligations pré-adhésion non exploitées en l’espèce.
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**I. Le cadre procédural strict du recours en manquement, garant de la sécurité juridique**
La Cour de justice fonde en premier lieu sa décision sur des considérations procédurales en rappelant avec force le principe de l’immutabilité de l’objet du litige. Cette approche conduit à sanctionner l’imprécision de la requête de la Commission, qui a tenté de redéfinir le manquement reproché en cours d’instance.
**A. L’immutabilité de l’objet du litige comme limite au pouvoir du juge**
La Cour rappelle que la procédure en manquement est strictement encadrée et que l’objet du litige est définitivement fixé par l’avis motivé et la requête introductive d’instance. Elle se réfère à son règlement de procédure pour souligner que « toute requête introductive d’instance doit indiquer l’objet du litige et l’exposé sommaire des moyens, et que cette indication doit être suffisamment claire et précise pour permettre à la partie défenderesse de préparer sa défense et à la Cour d’exercer son contrôle ». En l’espèce, la Commission avait clairement ciblé, dans sa requête, le fait pour l’État membre d’avoir « signé, le 16 avril 2004, le contrat litigieux ». Le juge de l’Union ne peut donc examiner un autre grief, tel que le maintien en vigueur de ce même contrat après l’adhésion, sans excéder ses pouvoirs. En refusant de se prononcer sur cette nouvelle allégation, la Cour réaffirme qu’elle ne saurait statuer *ultra petita*, c’est-à-dire au-delà des demandes qui lui sont soumises. Cette rigueur garantit les droits de la défense de l’État membre, qui ne doit répondre que des manquements précisément articulés durant la phase précontentieuse.
**B. La sanction de l’évolution de l’argumentation de la Commission**
En déclarant qu’elle « ne saurait se prononcer sur une telle allégation », la Cour sanctionne directement l’adaptation tardive de l’argumentation de la Commission. La requérante, réalisant la faiblesse de son grief initial face à l’argument de la non-applicabilité du règlement avant l’adhésion, a tenté de déplacer le manquement dans le temps. Ce faisant, elle a modifié non seulement son argumentation mais l’objet même de son recours. Or, la phase précontentieuse a précisément pour fonction de délimiter le contentieux. L’avis motivé cristallise les griefs et permet à l’État membre de se conformer à ses obligations ou de préparer sa défense en pleine connaissance de cause. La tentative de la Commission de corriger sa stratégie devant la Cour est donc logiquement perçue comme une méconnaissance des règles fondamentales qui structurent le dialogue entre les institutions et les États membres dans le cadre du contrôle du respect du droit de l’Union. Le rejet de cette modification confirme que la clarté et la constance des accusations sont des prérequis indispensables à la recevabilité d’un recours en manquement.
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Après avoir écarté pour des raisons de procédure l’argumentation développée par la Commission en cours d’instance, la Cour examine le bien-fondé du seul manquement dont elle était valablement saisie. Elle conclut à l’absence de violation du droit de l’Union en raison de l’inapplicabilité temporelle de la norme invoquée, non sans suggérer une autre voie que la Commission aurait pu explorer.
**II. L’inapplication du droit de l’Union *ratione temporis* comme motif de rejet au fond**
La Cour se penche sur le fond du grief initial, à savoir la signature du contrat avant l’adhésion. Elle conclut logiquement à l’absence de manquement du fait de l’entrée en vigueur ultérieure du droit de l’Union pour l’État concerné, tout en soulignant l’absence de tout fondement juridique relatif à d’éventuelles obligations pré-adhésion dans l’argumentaire de la Commission.
**A. L’application du principe de la non-rétroactivité des actes de l’Union**
La Cour constate, en plein accord avec les deux parties, que le règlement n° 3577/92 « n’était applicable à la République de Malte […] qu’à partir du 1er mai 2004, date de l’adhésion de cet État à l’Union ». Ce constat factuel et juridique emporte une conséquence inéluctable : un acte accompli le 16 avril 2004 ne peut constituer une violation d’une norme qui n’est devenue contraignante pour son auteur que postérieurement. En se fondant sur l’acte d’adhésion, la Cour applique le principe général de sécurité juridique qui s’oppose à l’application rétroactive des actes de l’Union, sauf exception clairement prévue. Le manquement, par définition, suppose la violation d’une obligation existante au moment des faits. En l’espèce, l’obligation de procéder à un appel d’offres en vertu du règlement sur le cabotage maritime n’était pas encore née pour l’État défendeur. Le raisonnement de la Cour est donc imparable sur ce point et conduit mécaniquement au rejet de la requête telle qu’elle était initialement formulée.
**B. L’absence d’invocation d’une obligation de coopération loyale pré-adhésion**
La portée de l’arrêt réside de manière subtile dans ce que la Cour ne dit pas, ou plutôt dans ce qu’elle suggère. Elle indique que le recours de la Commission « ne saurait prospérer que si le règlement n° 3577/92 imposait néanmoins, avant cette date, le respect de certaines obligations à la République de Malte ». Elle évoque ainsi l’hypothèse d’obligations implicites qui pèseraient sur les États candidats durant la période précédant leur adhésion, notamment celle de s’abstenir de prendre des mesures susceptibles de compromettre la réalisation des objectifs des traités. Toutefois, la Cour constate immédiatement que « la Commission n’a aucunement fondé les moyens avancés à l’appui de son recours sur l’existence éventuelle de telles obligations ». Cette remarque constitue une critique implicite de la stratégie contentieuse de la Commission. L’arrêt, tout en étant une décision d’espèce fondée sur un échec procédural et argumentatif, laisse la porte ouverte à de futurs recours qui seraient fondés sur le devoir de coopération loyale d’un État adhérent. La solution est donc à la fois une censure et une leçon : la surveillance du respect du droit de l’Union dans la période sensible précédant une adhésion est possible, à condition qu’elle soit fondée sur des bases juridiques pertinentes et articulée avec clarté dès le début de la procédure.