Par un arrêt en date du 28 octobre 2021, la Cour de justice de l’Union européenne a clarifié la notion de « modification d’une aide existante » au sens du droit de l’Union en matière d’aides d’État. En l’espèce, un État membre avait mis en place un régime d’aide sous la forme d’une exemption d’accise pour le biodiesel, régime qui fut autorisé par la Commission européenne. Les critères de répartition des quotas de biodiesel exemptés entre les entreprises productrices, fixés par des décrets ministériels, furent par la suite annulés par la plus haute juridiction administrative de cet État. Pour se conformer à cette annulation, les autorités nationales ont adopté un nouveau décret modifiant rétroactivement ces critères de répartition pour les exercices passés. Plusieurs entreprises bénéficiaires, s’estimant lésées par cette nouvelle répartition, ont contesté ce décret en soutenant qu’il instaurait une aide nouvelle ou, à tout le moins, modifiait l’aide existante, et aurait dû de ce fait être notifié à la Commission européenne en vertu de l’article 108, paragraphe 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Saisie d’un renvoi préjudiciel par la juridiction administrative suprême, la Cour était appelée à déterminer si une modification portant, avec effet rétroactif, uniquement sur les critères de répartition d’un avantage fiscal au sein d’un régime d’aide autorisé, sans en altérer ni le budget global, ni la durée, ni les bénéficiaires, constitue une aide nouvelle soumise à l’obligation de notification.
La Cour de justice répond par la négative, en jugeant qu’une telle modification ne doit pas être considérée comme une aide nouvelle « dans la mesure où ladite modification n’affecte pas les éléments constitutifs du régime d’aides concerné, tels qu’ils ont été appréciés par la Commission aux fins de son évaluation de la compatibilité des versions précédentes dudit régime avec le marché intérieur ». Cette solution, qui circonscrit la notion de modification substantielle d’une aide (I), confère une portée pragmatique au mécanisme de contrôle des aides d’État (II).
I. La précision de la notion de modification substantielle d’une aide existante
La Cour fonde son raisonnement sur la distinction classique entre aide nouvelle et aide existante (A) pour en déduire qu’une modification n’est substantielle que si elle est matériellement susceptible d’altérer l’analyse de compatibilité initialement menée par la Commission (B).
A. Le rappel de la distinction fondamentale entre aide nouvelle et aide existante
Le droit de l’Union organise un système de contrôle préventif des aides d’État, différencié selon leur nature. L’article 108, paragraphe 3, du TFUE impose aux États membres une obligation de notifier à la Commission tout projet tendant à instituer ou à modifier une aide, et de ne pas le mettre à exécution avant une décision finale de la Commission. Cette obligation, qualifiée d’élément fondamental du système de contrôle, vise à garantir que seules les aides compatibles avec le marché intérieur sont mises en œuvre. À l’inverse, les aides existantes, définies à l’article 1er, sous b), du règlement n° 659/1999 comme étant notamment les régimes autorisés par la Commission, peuvent être légalement exécutées.
La qualification d’une mesure en « aide nouvelle » est donc déterminante. Selon l’article 1er, sous c), du même règlement, cette notion englobe « toute modification d’une aide existante ». C’est sur l’interprétation de cette dernière notion que la Cour se concentre. Elle rappelle que le simple fait de modifier un régime autorisé ne suffit pas à déclencher l’obligation de notification. Il faut que la modification revête un caractère substantiel, par opposition à un ajustement purement formel ou administratif. C’est à l’aune de cette distinction que la Cour examine la nature de la modification en cause.
B. L’application d’un critère d’appréciation matériel
Pour distinguer une modification substantielle d’un simple ajustement, la Cour applique le critère énoncé à l’article 4, paragraphe 1, du règlement n° 794/2004. Selon cette disposition, une modification d’une aide existante s’entend de « tout changement autre que les modifications de caractère purement formel ou administratif qui ne sont pas de nature à influencer l’évaluation de la compatibilité de la mesure d’aide avec le marché [intérieur] ». Une modification est donc substantielle si, et seulement si, elle est susceptible d’affecter l’appréciation que la Commission a portée sur la compatibilité du régime initial.
En l’espèce, la Cour examine concrètement la portée du changement. La modification portait sur les coefficients de pondération attribués à l’historique de production et à la capacité de production des entreprises pour la répartition des quotas. Ce changement a certes eu pour effet de redistribuer l’avantage entre les bénéficiaires existants, augmentant la part de certains et diminuant celle d’autres. Toutefois, la Cour observe que cette modification n’affectait ni le cercle des bénéficiaires, ni le budget global, ni la durée du régime. Plus fondamentalement, elle n’était pas de nature à remettre en cause les éléments sur lesquels la Commission avait fondé son approbation. Le raisonnement de la Cour consacre ainsi une approche matérielle, focalisée non sur l’existence d’un changement en soi, mais sur son impact potentiel sur la logique économique et la compatibilité du régime d’aide.
En fondant son raisonnement sur l’impact matériel de la modification, la Cour délimite la portée du contrôle des aides d’État et conforte la primauté de l’analyse initiale de la Commission.
II. La portée pragmatique du contrôle des aides d’État
L’arrêt illustre une approche pragmatique qui donne la prééminence à l’évaluation originelle effectuée par la Commission (A), tout en définissant une marge de manœuvre encadrée pour les États membres dans la gestion de leurs régimes d’aides (B).
A. La prééminence de l’évaluation originelle de la Commission
La Cour accorde une importance décisive au contenu des décisions d’approbation antérieures de la Commission. Elle examine attentivement les motifs de ces décisions pour identifier les éléments qui ont été déterminants dans l’évaluation de la compatibilité du régime avec le marché intérieur. En l’occurrence, elle constate que les critères de répartition des quotas entre les bénéficiaires « ne constituent pas un élément sur lequel la Commission a fondé son approbation ». L’analyse de compatibilité reposait sur d’autres facteurs, tels que la nature des produits, l’absence de surcompensation des coûts de production et la contribution du régime aux objectifs environnementaux de l’Union.
Dès lors que la modification des critères de répartition n’influe sur aucun de ces éléments essentiels, elle ne saurait remettre en cause l’équilibre initial du régime tel qu’validé par la Commission. Cette approche a le mérite de la sécurité juridique : ce sont les fondements de la décision de la Commission qui délimitent le champ des modifications substantielles. Un État membre peut ainsi savoir que les aspects d’un régime d’aide qui n’ont pas été considérés comme des piliers de sa compatibilité peuvent être ajustés avec plus de souplesse. La Cour refuse ainsi qu’un élément communiqué à la Commission mais non analysé comme une condition de compatibilité devienne par la suite un point de blocage intangible.
Toutefois, cette souplesse accordée aux États membres n’est pas sans limites.
B. Une marge de manœuvre encadrée pour les États membres
Si l’arrêt reconnaît une certaine flexibilité, il ne constitue pas un blanc-seing pour modifier unilatéralement les régimes d’aides. La marge de manœuvre de l’État membre est strictement conditionnée au respect des paramètres fondamentaux du régime autorisé. La Cour prend soin de préciser que la modification en cause ne doit affecter « ni le cercle de bénéficiaires […], ni le budget du régime d’aides […], et n’étend pas la durée de ce régime ». De même, elle ne doit pas altérer l’objectif même de l’aide, qui était de soutenir la production d’énergies renouvelables.
La solution dépend donc entièrement de la nature circonscrite du changement. Une modification qui, tout en portant sur les modalités de répartition, aurait indirectement conduit à une surcompensation pour certains bénéficiaires, ou aurait favorisé des entreprises ne contribuant pas à l’objectif environnemental de la même manière, aurait probablement été qualifiée d’aide nouvelle. La portée de l’arrêt est donc limitée aux seules modifications internes à un régime qui n’en bouleversent ni la structure, ni les effets économiques globaux, ni les objectifs poursuivis. L’État membre qui s’écarterait de ce cadre étroit le ferait à ses risques et périls, la mise à exécution d’une aide nouvelle non notifiée étant illégale.