Par un arrêt en date du 29 avril 2004, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’engagement de la responsabilité extracontractuelle de la Communauté à l’égard de producteurs laitiers ayant subi un préjudice du fait de l’instauration du régime des quotas laitiers. En l’espèce, deux producteurs néerlandais avaient adhéré à un engagement de non-commercialisation de lait, lequel avait expiré au cours de l’année 1983. Ils n’avaient cependant pas repris leur production laitière avant l’entrée en vigueur, le 1er avril 1984, d’un nouveau règlement instituant un prélèvement supplémentaire sur le lait, qui se référait à la production de l’année 1983 pour l’attribution des quantités de référence. N’ayant pas produit de lait durant cette année de référence, ils se sont vu refuser l’octroi d’un quota. Saisi d’un recours en indemnité, le Tribunal de première instance des Communautés européennes a, par deux arrêts du 31 janvier 2001, rejeté leurs demandes. Les juges du fond ont estimé que les producteurs n’avaient pas rapporté la preuve de leur intention de reprendre la production laitière à l’expiration de leur engagement, condition nécessaire à l’établissement du lien de causalité entre la faute de la Communauté et leur dommage. La question de droit posée à la Cour de justice dans le cadre du pourvoi était donc de savoir si la responsabilité non contractuelle de la Communauté, pour violation du principe de confiance légitime, est subordonnée à la preuve par le producteur d’une intention manifeste de reprendre son activité. La Cour de justice a rejeté les pourvois, confirmant l’analyse du Tribunal. Elle a jugé que le droit à réparation pour les producteurs concernés est conditionné à la démonstration claire de leur intention de reprendre la production laitière, faute de quoi le lien de causalité entre l’illégalité de la réglementation et le dommage allégué ne peut être établi.
Cet arrêt consolide ainsi une jurisprudence exigeante quant aux conditions de la responsabilité communautaire, en particularisant le préjudice réparable (I), tout en validant une répartition rigoureuse de la charge de la preuve au détriment des producteurs (II).
I. La consolidation des conditions de la responsabilité communautaire en matière de quotas laitiers
La Cour, tout en réaffirmant le fondement de la responsabilité sur la violation de la confiance légitime (A), conditionne fermement l’existence d’un préjudice réparable à la manifestation d’une intention de reprise de l’activité par le producteur (B).
A. Le maintien du principe de la confiance légitime comme fondement de l’illégalité
La décision commentée s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence bien établie reconnaissant que le législateur communautaire a commis une illégalité en excluant initialement les producteurs dits « SLOM » du bénéfice des quantités de référence. En effet, ces producteurs, qui avaient accepté de cesser temporairement leur activité en contrepartie de primes, pouvaient légitimement s’attendre à pouvoir la reprendre à l’issue de leur engagement. La Cour rappelle ainsi que l’exclusion systématique de cette catégorie de producteurs a constitué une violation manifeste et grave du principe de confiance légitime. Elle énonce que « le législateur a violé, de manière suffisamment caractérisée, le principe de la confiance légitime, qui vise la protection du particulier ». Le comportement fautif de la Communauté n’est donc pas remis en cause et sert de point de départ à l’analyse de la responsabilité. Cependant, la reconnaissance de cette illégalité ne suffit pas, à elle seule, à ouvrir un droit à indemnisation pour tout producteur s’étant trouvé dans cette situation. La Cour distingue l’illégalité de la réglementation de ses conséquences dommageables pour chaque situation individuelle.
B. L’exigence d’une intention de reprise comme condition du lien de causalité
L’apport principal de l’arrêt réside dans la clarification du lien de causalité entre la faute des institutions et le préjudice subi. Pour que le dommage, consistant en une perte de revenus, soit imputable à la réglementation communautaire, il doit être démontré que celle-ci a effectivement empêché le producteur de reprendre son activité. Or, un tel empêchement ne peut être conçu que si le producteur avait réellement l’intention de reprendre la production. Si ce dernier avait, de son propre chef, décidé d’abandonner définitivement la production laitière, la perte de revenus ne découlerait pas de l’impossibilité d’obtenir un quota mais de sa propre décision. Par conséquent, la Cour de justice valide l’analyse du Tribunal selon laquelle « la responsabilité de la Communauté est subordonnée à la condition que les producteurs aient clairement manifesté leur intention de reprendre la production de lait à l’expiration de leur engagement de non-commercialisation ». Cette manifestation d’intention doit être concrète et peut prendre la forme de la reprise effective de la production, même partielle, ou d’actes préparatoires non équivoques tels que des investissements, des réparations ou le maintien des équipements nécessaires à la production.
Si la Cour précise ainsi les conditions de fond de l’engagement de la responsabilité, elle se prononce également de manière décisive sur les aspects probatoires de l’action en indemnité.
II. La validation d’une charge probatoire rigoureuse pesant sur le producteur
En confirmant que la charge de la preuve de l’intention de reprise incombe au demandeur (A), la Cour refuse d’instaurer un régime d’indemnisation automatique, ce qui a une portée considérable pour les producteurs concernés (B).
A. La justification de la charge de la preuve incombant au demandeur
La Cour applique sans surprise les règles procédurales classiques en matière de responsabilité extracontractuelle. Conformément au principe général selon lequel il appartient au demandeur d’apporter la preuve des faits au soutien de sa prétention, la charge de démontrer l’intention de reprendre la production laitière pèse sur le producteur. La Cour rejette l’argument des requérants qui suggérait un renversement de la charge de la preuve, où il aurait appartenu aux institutions de démontrer que les producteurs avaient définitivement abandonné leur activité. Une telle approche est écartée au profit d’une orthodoxie procédurale, la Cour relevant qu' »il appartient au requérant de démontrer que sont réunies les différentes conditions d’une responsabilité non contractuelle de la Communauté ». Cette solution est logique sur le plan juridique, car l’intention est un élément constitutif du lien de causalité que le demandeur doit établir. En pratique, toutefois, elle place les producteurs dans une situation difficile, les obligeant à prouver, plusieurs années après les faits, une intention qui n’avait pas à être formalisée à l’époque.
B. La portée de la décision : le refus d’une indemnisation systématique
En conditionnant le droit à réparation à une preuve individuelle et factuelle, la Cour de justice écarte la possibilité d’une indemnisation de groupe pour tous les producteurs dont l’engagement a expiré en 1983. Chaque situation doit être examinée au cas par cas, en fonction des éléments de preuve apportés. Cette solution, si elle protège les finances de la Communauté d’actions systématiques, révèle une certaine sévérité à l’égard des opérateurs économiques. En effet, au moment où leur engagement a pris fin, ces derniers ne pouvaient anticiper qu’ils devraient, pour préserver leurs droits futurs, matérialiser une intention de reprise par des actes concrets. La Cour balaie cette difficulté en affirmant que les producteurs « ne pouvaient pas légitimement s’attendre à pouvoir reprendre la production dans les mêmes conditions que celles qui prévalaient auparavant ». En d’autres termes, ils auraient dû prévoir que leur activité serait soumise à de nouvelles règles de marché. Cette vision exigeante de la prévoyance de l’opérateur économique vient tempérer considérablement la protection offerte par le principe de confiance légitime, en faisant peser sur le producteur les conséquences d’une incertitude réglementaire que le législateur a lui-même créée.