Par un arrêt du 29 avril 2004, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur un pourvoi formé contre une décision du Tribunal de première instance, apportant des précisions sur l’application du droit de la concurrence. L’affaire concernait des pratiques mises en œuvre sur le marché du sucre en Grande-Bretagne, lequel présentait une structure oligopolistique dominée par un producteur principal, transformateur de betteraves, et un autre opérateur important, transformateur de sucre de canne. À la suite d’une période de forte concurrence sur les prix, ces deux entreprises ainsi que les principaux négociants de sucre sur ce marché se sont réunis à de multiples reprises entre 1986 et 1990. Au cours de ces rencontres, des informations sur les prix futurs étaient échangées, dans le but de coordonner les politiques tarifaires sur le marché du sucre industriel et du sucre au détail.
La Commission des Communautés européennes, saisie de l’affaire, a adopté le 14 octobre 1998 une décision constatant l’existence d’une entente sur les prix, constitutive d’une infraction à l’article 85 du traité CE. Elle a en conséquence infligé des amendes aux entreprises participantes. L’une des entreprises productrices a alors introduit un recours en annulation de cette décision devant le Tribunal de première instance. Par un arrêt du 12 juillet 2001, celui-ci a largement rejeté le recours, confirmant l’existence d’une pratique concertée ayant un objet anticoncurrentiel. Le Tribunal a notamment jugé que cette pratique était susceptible d’affecter le commerce entre États membres et a validé pour l’essentiel le montant de l’amende imposée à la requérante. C’est contre cet arrêt du Tribunal que l’entreprise a formé un pourvoi, soulevant deux moyens principaux. D’une part, elle contestait l’analyse du Tribunal relative à l’incidence de l’entente sur le commerce entre États membres. D’autre part, elle critiquait l’appréciation de la proportionnalité de l’amende, arguant d’un défaut de prise en compte de la structure du marché et de l’absence d’effets concrets de l’infraction.
La question de droit soumise à la Cour de justice était donc double. Il s’agissait premièrement de déterminer si une entente sur les prix, confinée au territoire d’un seul État membre, peut être considérée comme affectant de manière sensible le commerce intracommunautaire au seul motif qu’elle se déploie sur un marché ouvert aux importations et que les participants ont pour objectif de limiter ces dernières. Il s’agissait ensuite de savoir si, pour la détermination de la gravité d’une infraction, le caractère intrinsèquement grave d’une entente horizontale sur les prix peut être atténué par l’absence d’effets mesurables sur le marché ou par le contexte réglementaire spécifique de ce dernier.
La Cour de justice a rejeté le pourvoi dans son intégralité. Elle a d’abord confirmé l’analyse du Tribunal selon laquelle une entente nationale sur les prix est susceptible d’affecter le commerce entre États membres dès lors que le marché est perméable aux importations et que la pratique vise à se protéger de la concurrence étrangère. Elle a ensuite validé le raisonnement du Tribunal qui avait jugé que le caractère très grave d’une entente sur les prix, infraction par objet, ne saurait être remis en cause par l’absence d’impact mesurable, et que le contexte réglementaire du marché du sucre ne constituait pas une circonstance atténuante pour ce type d’infraction. La Cour consacre ainsi une approche stricte tant de l’affectation du commerce interétatique (I) que de l’appréciation de la gravité de l’infraction (II).
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**I. La caractérisation maintenue d’une affectation du commerce interétatique**
La Cour de justice confirme la position du Tribunal de première instance en s’appuyant sur une conception large de l’affectation du commerce, fondée sur l’influence potentielle des pratiques sur les échanges (A), ce qui trouve une application particulière dans le cas d’une entente nationale sur un marché perméable (B).
**A. La confirmation du critère de l’influence potentielle sur les courants d’échanges**
Dans son arrêt, la Cour de justice rappelle les principes établis par sa jurisprudence constante pour apprécier l’incidence d’un accord sur le commerce entre États membres. Elle énonce qu’un accord « pour être susceptible d’affecter le commerce entre États membres, doit, sur la base d’un ensemble d’éléments objectifs de droit ou de fait, permettre d’envisager avec un degré de probabilité suffisant qu’il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d’échanges entre États membres ». Cette formule souligne que l’analyse ne repose pas sur la preuve d’un effet réel et quantifiable, mais sur la capacité de l’accord à altérer les flux commerciaux.
La Cour précise également que l’affectation des échanges résulte généralement d’un faisceau de facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants. En l’espèce, le Tribunal avait relevé que l’entente couvrait la quasi-totalité du territoire national, impliquait des entreprises représentant environ 90 % du marché, et que les participants avaient pour préoccupation de limiter les importations. La Cour valide cette approche globale en jugeant que le Tribunal a pu légalement déduire de cet ensemble d’éléments l’existence d’une influence potentielle sur le commerce. Elle écarte ainsi l’argument de la requérante qui tentait de dissocier les différents faits pour en minimiser la portée.
**B. L’application à une entente nationale sur un marché perméable**
La Cour de justice réaffirme que le périmètre national d’une entente ne l’exclut pas du champ d’application du droit communautaire de la concurrence. Elle approuve le raisonnement du Tribunal qui avait rappelé que, « dès lors qu’il s’agit d’un marché perméable aux importations, les membres d’une entente de prix nationale ne peuvent conserver leur part de marché que s’ils se protègent contre la concurrence étrangère ». L’entente est ainsi perçue comme un moyen de cloisonner le marché national et de le soustraire à la pression concurrentielle des importateurs potentiels.
En l’espèce, cet effet de cloisonnement était d’autant plus manifeste que la requérante avait elle-même reconnu avoir fixé ses prix juste en dessous du niveau qui aurait rendu les importations rentables. Cette politique de prix, coordonnée au sein de l’entente, avait pour conséquence directe de figer la structure des échanges et de nuire à la réalisation d’un marché unique. La Cour conclut donc que, dans de telles circonstances, la Commission et le Tribunal n’ont commis aucune erreur de droit en estimant que la pratique était susceptible d’avoir une influence sur le commerce, même en l’absence de preuve d’une modification effective des flux d’importation.
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**II. L’appréciation rigoureuse de la gravité d’une entente sur les prix**
Après avoir validé la qualification de l’infraction, la Cour examine les arguments relatifs au montant de l’amende. Elle confirme la primauté de l’objet anticoncurrentiel de l’entente sur l’absence d’effets mesurables (A) et rejette l’idée que la structure spécifique du marché puisse constituer une circonstance atténuante (B).
**A. La primauté de l’objet anticoncurrentiel sur l’absence d’effets mesurables**
La requérante soutenait que l’absence d’impact concret de l’entente sur les prix aurait dû conduire à la qualifier d’infraction « peu grave » et non de « grave », ce qui aurait justifié une amende bien moindre. La Cour de justice écarte cet argument en validant l’analyse du Tribunal. Elle rappelle qu’une entente horizontale portant sur la fixation des prix, comme c’était le cas en l’espèce, « a toujours été considérée comme particulièrement nuisible et qu’elle est qualifiée de ‘très grave’ dans les lignes directrices » de la Commission.
Ce faisant, la Cour souligne la distinction fondamentale entre les infractions par objet et les infractions par effet. Une entente sur les prix est restrictive de concurrence par son objet même, sans qu’il soit nécessaire de démontrer ses effets concrets sur le marché. Le Tribunal a donc pu considérer à bon droit que la qualification d' »infraction grave » était déjà une appréciation modérée, la qualification de « très grave » étant en principe de mise. L’absence d’effets mesurables n’a donc pas la portée que la requérante voulait lui prêter et ne peut suffire à remettre en cause la gravité intrinsèque d’une pratique qui frappe au cœur même de la concurrence.
**B. Le rejet de l’influence modératrice de la structure du marché**
L’entreprise requérante invoquait l’arrêt *Suiker Unie* de 1975, dans lequel la Cour avait tenu compte du contexte réglementaire et économique du marché du sucre pour traiter moins sévèrement certaines pratiques. Elle estimait que la structure du marché britannique, également très spécifique, aurait dû justifier une approche similaire. La Cour rejette cette analogie en se fondant sur la distinction opérée par le Tribunal. Elle approuve le raisonnement selon lequel la jurisprudence *Suiker Unie* n’est pas transposable.
En effet, l’arrêt de 1975 portait sur des ententes relatives à la répartition des marchés, et non sur des ententes de prix. La Cour avait d’ailleurs pris soin de préciser dans cet arrêt que ses conclusions auraient été différentes en présence d’une « hausse concertée ou abusive des prix pratiqués ». Or, le cas d’espèce concernait précisément une entente sur les prix. En validant cette distinction, la Cour de justice confirme qu’une pratique de cartel de prix constitue une restriction fondamentale qui ne peut bénéficier de la clémence parfois accordée à d’autres types de comportements dans des marchés fortement administrés. La nature de l’infraction l’emporte donc sur le contexte dans lequel elle s’inscrit.