Dans un contexte marqué par la multiplication des contentieux de masse, la question de la transmission des droits des consommateurs à des entités spécialisées dans leur recouvrement est devenue centrale. La Cour de justice de l’Union européenne, par une décision préjudicielle, vient préciser le régime juridique applicable à la créance d’indemnisation dont bénéficient les passagers aériens. En l’espèce, six passagers d’un vol annulé avaient cédé leur droit à indemnisation à une société commerciale. Celle-ci a ensuite engagé une action en paiement contre le transporteur aérien. Ce dernier lui a opposé une clause de ses conditions générales de transport interdisant la cession des droits du passager. Saisi du litige, le tribunal de commerce n° 1 de Palma de Majorque a sursis à statuer afin d’interroger la Cour de justice sur la compatibilité d’une telle clause avec le droit de l’Union, et plus particulièrement avec le règlement (CE) n° 261/2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers aériens. Le problème de droit soumis à la Cour consistait à déterminer si une clause contractuelle prohibant la cession de la créance d’indemnisation forfaitaire prévue par le règlement n° 261/2004 est compatible avec les objectifs de protection des passagers édictés par ce même règlement. La Cour y répond par la négative, en jugeant qu’une telle clause constitue une dérogation irrecevable au sens de l’article 15 dudit règlement. Pour parvenir à cette solution, les juges européens établissent au préalable que le droit à indemnisation trouve sa source directement dans le règlement, indépendamment de toute stipulation contractuelle.
La solution retenue par la Cour repose ainsi sur une clarification de la nature juridique du droit à indemnisation (I), laquelle commande logiquement l’affirmation de l’invalidité de la clause d’incessibilité (II).
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**I. La consécration de la nature légale du droit à indemnisation**
Pour invalider la clause litigieuse, la Cour de justice procède à une analyse fondamentale du droit à indemnisation. Elle le détache de son environnement contractuel en opérant une distinction subtile entre le fondement de l’action et celui du droit (A), consacrant ainsi l’autonomie de la créance d’indemnisation par rapport au contrat de transport (B).
A. La distinction entre le fondement de l’action et le fondement du droit
La juridiction de renvoi s’interrogeait sur la nature, contractuelle ou légale, du droit à indemnisation. La Cour écarte l’ambiguïté en s’appuyant sur le texte même du règlement n° 261/2004. Elle énonce que le droit à indemnisation « découle directement de ce règlement » et ne saurait trouver son fondement dans le contrat de transport ou son inexécution fautive. Cette affirmation est capitale, car elle conditionne l’ensemble du raisonnement. La Cour prend soin de ne pas contredire sa jurisprudence antérieure, laquelle qualifiait les recours fondés sur ce règlement de « matière contractuelle » au sens des règles de compétence judiciaire. Elle précise que cette qualification vise uniquement à déterminer le for compétent et non à définir la source de l’obligation. Une action peut avoir une cause contractuelle, car elle présuppose l’existence d’un contrat, tout en visant à faire valoir une prétention dont « le fondement repose sur des règles de droit qui sont applicables en raison de ce contrat ». Le contrat de transport n’est donc que le fait générateur qui déclenche l’application du régime protecteur du règlement, mais il n’est pas la source de l’obligation d’indemniser.
B. L’autonomie du droit à indemnisation par rapport au contrat de transport
En affirmant que le droit à indemnisation découle directement du règlement, la Cour lui confère une nature légale et autonome. Plusieurs dispositions du texte soutiennent cette interprétation. L’article 3, paragraphe 5, dispose en effet que le règlement s’applique à tout transporteur aérien effectif, même si celui-ci n’a pas conclu de contrat direct avec le passager. Cette règle montre bien que l’obligation d’indemniser pèse sur l’opérateur de vol en vertu de la loi, et non en vertu d’un lien contractuel qui peut être inexistant. De plus, l’article 1er du règlement énonce que celui-ci « reconnaît » des droits aux passagers, un terme qui suggère la consécration de prérogatives légales plutôt que la simple régulation de rapports contractuels. Cette autonomie est essentielle pour garantir l’objectif du règlement, qui est d’assurer « un niveau élevé de protection des passagers », comme le rappelle le considérant 1. Subordonner le droit à indemnisation aux stipulations d’un contrat de transport aurait permis aux transporteurs de l’aménager ou de l’exclure, vidant ainsi le dispositif de sa substance.
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**II. L’affirmation de l’invalidité de la clause d’incessibilité**
Une fois la nature légale du droit à indemnisation fermement établie, la Cour en tire les conséquences logiques quant à la validité des clauses qui en limitent l’exercice. Elle adopte pour ce faire une interprétation extensive de l’interdiction des dérogations (A), afin d’assurer la pleine garantie de l’effectivité des droits du passager aérien (B).
A. L’interprétation extensive de l’interdiction des dérogations
L’article 15 du règlement n° 261/2004 dispose que les obligations envers les passagers « ne peuvent être limitées ou levées, notamment par une dérogation ou une clause restrictive figurant dans le contrat de transport ». La Cour juge qu’une clause interdisant la cession de créance constitue une telle limitation. Pour ce faire, elle interprète largement la notion de « limitation ». Selon elle, sont irrecevables « non seulement les dérogations ou les limitations qui portent directement sur ce droit en tant que tel, mais encore celles qui restreignent, au détriment de ces passagers, les modalités de l’exercice dudit droit ». Ainsi, une clause qui ne touche pas au principe ou au montant de l’indemnisation, mais qui entrave les moyens pour le passager de la recouvrer, tombe sous le coup de l’interdiction. Cette approche maximaliste est justifiée par la nécessité de protéger la partie faible, le passager, et d’éviter que les transporteurs ne contournent leurs obligations légales par des artifices contractuels. La Cour renforce ainsi la portée impérative des dispositions du règlement.
B. La garantie de l’effectivité des droits du passager aérien
L’invalidation de la clause d’incessibilité répond à un objectif pratique : garantir l’effectivité, ou l’effet utile, des droits conférés aux passagers. La Cour reconnaît explicitement que la cession de créance est un moyen pour le passager d’exercer efficacement son droit. Face à un litige dont l’enjeu financier est relativement modeste, un consommateur peut être dissuadé d’agir en justice en raison des coûts, des délais et de la complexité des procédures. Le recours à une société spécialisée, qui achète la créance et supporte le risque du procès, apparaît alors comme une solution pragmatique pour obtenir réparation. En prohibant les clauses qui interdisent cette pratique, la Cour assure au passager « la liberté de choisir la manière la plus efficace de défendre son droit ». Cette décision a donc une portée considérable pour le modèle économique des sociétés de recouvrement de créances de passagers aériens, qu’elle vient légitimer au nom de la protection des consommateurs. Elle envoie un signal clair aux transporteurs : les droits légaux des passagers ne sont pas négociables et leurs modalités d’exercice ne peuvent être restreintes par contrat.