Par un arrêt en date du 29 juillet 2010, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’étendue du principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de calcul des pensions de retraite. La décision portait sur la compatibilité d’une réglementation nationale avec le droit de l’Union, s’agissant d’une différenciation fondée sur le sexe dans la détermination de l’assiette de calcul des prestations de vieillesse.
En l’espèce, une travailleuse frontalière de nationalité belge, ayant exercé son activité professionnelle aux Pays-Bas tout en résidant en Belgique, a sollicité la liquidation de ses droits à la retraite. L’organisme national compétent a calculé sa pension en se fondant, pour une partie de sa carrière, sur des salaires journaliers fictifs et forfaitaires. Or, pour la période allant de 1968 à 1994, les montants de ces salaires de référence étaient inférieurs pour les femmes par rapport à ceux fixés pour les hommes.
La bénéficiaire a contesté le montant de sa pension, arguant d’une discrimination. L’organisme national de pensions a maintenu sa décision, justifiant la différence par le niveau moyen des salaires réels, historiquement plus bas pour les femmes. Saisi du litige, le tribunal du travail de première instance a fait droit à la demande de la requérante, jugeant la différence de traitement non fondée. Sur appel de l’organisme de pensions, la juridiction d’appel a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
La question de droit soumise à la Cour était de savoir si le droit de l’Union, et plus particulièrement le principe d’égalité de traitement, s’oppose à une réglementation nationale qui établit, pour le calcul des pensions de retraite, des salaires fictifs différenciés en fonction du sexe du travailleur.
La Cour de justice y répond par l’affirmative pour la période postérieure à l’expiration du délai de transposition de la directive applicable. Elle juge que l’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7/CEE « s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle, pour la période allant de 1984 à 1994, le calcul des pensions de retraite et de vieillesse des travailleurs frontaliers féminins se basait […] sur des salaires journaliers fictifs et/ou forfaitaires inférieurs à ceux des travailleurs frontaliers masculins ». La Cour a en outre refusé de limiter les effets de son arrêt dans le temps.
Il convient ainsi d’examiner la consécration par la Cour d’une discrimination directe fondée sur le sexe (I), avant d’analyser la portée du refus de limiter dans le temps les effets de sa décision (II).
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I. La sanction d’une méthode de calcul discriminatoire
La Cour de justice constate l’existence d’une discrimination directe en appliquant le principe d’égalité de traitement aux prestations de sécurité sociale (A), ce qui la conduit à invalider la justification avancée par l’État membre et à caractériser une inégalité manifeste (B).
A. L’application du principe d’égalité de traitement au calcul des pensions
La décision s’inscrit dans le cadre de la directive 79/7/CEE, qui vise à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement en matière de sécurité sociale. L’article 4, paragraphe 1, de cette directive prohibe toute discrimination fondée sur le sexe, notamment en ce qui concerne le calcul des prestations. En l’espèce, le litige portait précisément sur la méthode de calcul d’une pension de retraite, laquelle entre sans conteste dans le champ d’application matériel du texte.
La Cour opère toutefois une distinction temporelle essentielle. Pour la période antérieure au 23 décembre 1984, date d’expiration du délai de transposition de la directive, elle juge que la réglementation nationale n’était pas contraire au droit de l’Union. Elle rappelle que les régimes légaux de pension se trouvaient en dehors du champ d’application de l’article 119 du traité CEE, conformément à sa jurisprudence antérieure. La directive n’ayant pas d’effet rétroactif, aucune violation ne pouvait être retenue pour cette période.
En revanche, pour la période courant du 23 décembre 1984 au 31 décembre 1994, le raisonnement est différent. L’État membre était tenu d’assurer l’égalité de traitement. Or, la réglementation nationale instaurait un système où, pour un même travail ou un travail de même valeur, la base de calcul de la pension différait uniquement en raison du sexe du travailleur. Cette différence constitue une discrimination directe, expressément prohibée par l’article 4 de la directive.
B. La caractérisation d’une inégalité de traitement manifeste
Face à cette situation, l’État membre a initialement soutenu que la différence de traitement reflétait une réalité sociologique et économique, à savoir que le salaire moyen des femmes était inférieur à celui des hommes. Cet argument revient à justifier la perpétuation d’une inégalité de fait dans un système de droit. La Cour de justice ne pouvait admettre une telle justification, qui est contraire à l’objectif même de la directive : corriger les discriminations existantes.
De manière notable, la Cour relève le changement de position de l’État membre lors de l’audience, celui-ci ayant finalement reconnu l’existence de l’inégalité de traitement et annoncé des mesures correctrices. Cette reconnaissance tardive confirme le caractère manifeste de la violation. Le fait d’utiliser des données statistiques moyennes différenciées pour calculer une prestation sociale a pour effet non seulement de refléter une discrimination salariale, mais aussi de la cristalliser dans le calcul des droits à pension.
En jugeant que la réglementation nationale est contraire au principe d’égalité, la Cour réaffirme que les États membres ne sauraient se prévaloir d’une situation de fait discriminatoire pour justifier une différence de traitement en droit. Le principe d’égalité de traitement impose au contraire de ne pas pérenniser, par le biais des régimes de sécurité sociale, les inégalités observées sur le marché du travail.
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II. Le rejet d’une limitation des effets de l’arrêt dans le temps
Après avoir constaté la discrimination, la Cour de justice a été sollicitée pour en limiter les conséquences financières. Elle a rappelé le caractère exceptionnel d’une telle mesure (A) avant de refuser de l’accorder en l’absence d’incertitude objective quant à la portée de la norme européenne (B).
A. Le caractère exceptionnel de la limitation des effets d’un arrêt préjudiciel
L’État membre, anticipant les conséquences budgétaires de l’arrêt, a demandé à la Cour de limiter ses effets dans le temps. Une telle limitation permettrait de restreindre le droit, pour les personnes concernées, d’invoquer la décision pour des périodes passées. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle cette possibilité n’est admise qu’à titre exceptionnel, afin de ne pas priver les justiciables de la protection juridictionnelle que leur confère le droit de l’Union.
Pour qu’une telle limitation soit accordée, deux conditions cumulatives doivent être réunies : l’existence d’un risque de répercussions économiques graves et la bonne foi de l’État membre, laquelle est généralement appréciée au regard de l’existence d’une incertitude objective et importante sur la portée de la disposition du droit de l’Union. C’est donc une mesure qui vise à concilier la primauté du droit de l’Union avec des impératifs de sécurité juridique et de stabilité financière.
La Cour souligne cependant avec fermeté que les conséquences financières, même importantes, ne sauraient à elles seules justifier une limitation des effets d’un arrêt. Elle énonce clairement que « les conséquences financières qui pourraient découler pour un État membre d’un arrêt rendu à titre préjudiciel ne justifient pas, par elles-mêmes, la limitation des effets de cet arrêt dans le temps ». Cette position vise à garantir la pleine effectivité des droits tirés des traités.
B. Le refus fondé sur l’absence d’incertitude objective
En l’espèce, la Cour examine si l’État membre pouvait se prévaloir d’une incertitude objective quant à ses obligations. Elle conclut par la négative de manière catégorique. L’article 4, paragraphe 1, de la directive 79/7/CEE est dépourvu de toute ambiguïté : il impose l’absence de discrimination, directe ou indirecte, dans le calcul des prestations. Les autorités nationales ne pouvaient donc légitimement ignorer la portée de cette obligation.
La Cour rejette également l’argument selon lequel l’absence de recours en manquement de la part de la Commission européenne aurait pu entretenir une telle incertitude. Le silence de la Commission ne saurait être interprété comme une approbation tacite d’une pratique contraire au droit de l’Union. L’obligation de transposer et d’appliquer correctement les directives pèse sur les États membres, indépendamment de la surveillance exercée par la Commission.
En refusant de limiter les effets de son arrêt, la Cour envoie un signal fort. La clarté d’une disposition du droit de l’Union interdit à un État membre de se prévaloir de sa propre inertie ou d’une interprétation erronée pour échapper aux conséquences financières de sa défaillance. La protection des droits individuels l’emporte sur les considérations budgétaires nationales lorsque la violation est manifeste.