Dans l’affaire soumise à l’analyse, la Cour de justice de l’Union européenne est amenée à préciser les modalités de calcul du chiffre d’affaires déterminant l’éligibilité au régime de franchise en base de TVA pour les entreprises qui, par ailleurs, relèvent du régime particulier de la taxation sur la marge. En l’espèce, un assujetti-revendeur de véhicules d’occasion a vu son chiffre d’affaires, calculé sur la base de ses encaissements totaux, dépasser les seuils prévus par la législation allemande pour le bénéfice du régime des petites entreprises. Cependant, en ne considérant que la marge bénéficiaire réalisée sur ses ventes, son chiffre d’affaires se situait en deçà de ces mêmes seuils.
La procédure découle d’un changement de pratique de l’administration fiscale. Après avoir initialement admis un calcul basé sur la marge, l’administration a, pour l’exercice suivant, refusé à l’assujetti l’application du régime des petites entreprises, en se fondant sur une nouvelle instruction administrative qui imposait de retenir la totalité des encaissements. Saisi du litige, le tribunal des finances a donné raison à l’assujetti, jugeant que l’article 288, premier alinéa, point 1, de la directive TVA s’opposait à la méthode de l’administration, au motif que seule la marge était effectivement « imposée ». L’administration fiscale a alors formé un pourvoi devant la Cour fédérale des finances, qui, bien qu’inclinant vers la solution des premiers juges, a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.
La question de droit soumise à la Cour consistait donc à déterminer si, pour un assujetti-revendeur soumis au régime de la marge, le chiffre d’affaires de référence pour l’application du régime des petites entreprises doit être constitué de sa seule marge bénéficiaire, conformément à l’article 315 de la directive TVA, ou de la totalité des sommes qu’il a encaissées.
La Cour de justice a jugé que le chiffre d’affaires de référence doit être établi sur la base de tous les montants hors TVA encaissés ou à encaisser par l’assujetti-revendeur. Elle a ainsi considéré que l’article 288, premier alinéa, point 1, de la directive s’oppose à une réglementation ou une pratique nationale qui ne tiendrait compte que de la marge bénéficiaire. Pour parvenir à cette solution, la Cour a développé un raisonnement fondé sur une interprétation littérale et systémique de la directive, tout en en préservant la finalité (I), consacrant ainsi une approche stricte qui garantit l’intégrité et la cohérence des régimes dérogatoires de TVA (II).
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**I. La consécration d’une lecture littérale et autonome des régimes de TVA**
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse rigoureuse du texte de la directive TVA, en s’attachant à la lettre de l’article 288 (A), puis conforte son interprétation en soulignant l’indépendance structurelle entre le régime des petites entreprises et celui de la taxation sur la marge (B).
**A. La prévalence de l’interprétation littérale de la notion de chiffre d’affaires**
La Cour procède à une exégèse de l’article 288, premier alinéa, point 1, de la directive TVA, qui définit le chiffre d’affaires de référence comme étant constitué par « le montant des livraisons de biens et des prestations de services, pour autant qu’elles soient imposées ». Le cœur du raisonnement réside dans la portée de l’incise « pour autant qu’elles soient imposées ». La juridiction de renvoi s’interrogeait sur le point de savoir si cette formule renvoyait à l’assiette imposable, qui, dans le régime de la marge, se limite à cette dernière. La Cour écarte cette analyse en relevant que l’adjectif « imposées » se rapporte grammaticalement aux opérations, c’est-à-dire aux « livraisons » ou aux « prestations », et non au « montant » de celles-ci.
Dès lors, la seule condition posée par le texte est que les opérations soient soumises à la TVA en tant que telles, sans égard pour les modalités spécifiques de leur imposition. Or, il est constant que « les livraisons effectuées par l’assujetti-revendeur sont imposées, même si elles le sont en application d’un régime particulier ». En conséquence, le montant à retenir pour le calcul du seuil est bien celui de la livraison dans sa totalité, et non la seule base d’imposition dérogatoire. Cette lecture formaliste permet d’établir une règle claire, indépendante des spécificités de chaque régime particulier.
**B. L’affirmation de l’autonomie des régimes particuliers de TVA**
Pour renforcer son interprétation, la Cour de justice met en exergue l’architecture de la directive TVA, qui organise le régime des petites entreprises et celui des assujettis-revendeurs comme deux dispositifs « autonomes, indépendants l’un de l’autre ». En l’absence de renvoi explicite de l’un à l’autre, les concepts propres à un régime ne sauraient être importés pour interpréter le second. Cette étanchéité des régimes est également justifiée par une approche historique, la Cour rappelant que le régime des petites entreprises, institué par la sixième directive de 1977, est antérieur à celui de la taxation sur la marge, introduit en 1994.
Ainsi, les règles de détermination du chiffre d’affaires pour les petites entreprises n’ont pu être conçues en considération des notions propres au régime de la marge. Cette analyse systémique et génétique interdit de considérer la « marge bénéficiaire » comme une notion transversale venant se substituer à celle de « chiffre d’affaires ». En procédant de la sorte, la Cour refuse de créer une interférence entre deux régimes spéciaux que le législateur de l’Union a souhaité maintenir distincts, assurant ainsi une lecture cohérente et non extensive des exceptions au régime normal de TVA.
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**II. La préservation de la finalité et de la cohérence du système commun de TVA**
Au-delà de l’analyse textuelle, la solution retenue par la Cour se justifie par sa conformité aux objectifs poursuivis par le législateur de l’Union (A), et elle a pour portée de clarifier de manière décisive le champ d’application du régime des petites entreprises pour les assujettis-revendeurs (B).
**A. La sauvegarde des objectifs du régime des petites entreprises**
La Cour rappelle la finalité du régime particulier des petites entreprises, qui vise à simplifier les obligations comptables et fiscales afin de « renforcer la création, l’activité et la compétitivité des petites entreprises ». L’enjeu est donc de réserver ce régime aux acteurs économiques de taille réellement modeste. La Cour souligne que retenir la seule marge bénéficiaire comme base de calcul du chiffre d’affaires irait à l’encontre de cet objectif. En effet, une telle méthode permettrait à des entreprises réalisant un volume d’affaires très important, et donc disposant d’une structure et d’une capacité économique significatives, de bénéficier de ce régime dérogatoire au seul motif que leur marge unitaire est faible.
La Cour estime qu’une telle situation créerait un « avantage concurrentiel injustifié » pour de grandes entreprises de revente de biens d’occasion par rapport aux autres opérateurs économiques. La valeur de la décision réside ici dans son pragmatisme économique : elle refuse qu’un mécanisme de simplification fiscale soit détourné de son but pour devenir une niche fiscale profitant à des entreprises qui ne sont « petites » qu’au regard de leur profitabilité, mais non de leur poids réel sur le marché. La solution garantit ainsi l’intégrité du dispositif et le respect du principe de neutralité de la TVA.
**B. La portée d’une clarification attendue pour les assujettis-revendeurs**
La portée de cet arrêt est significative en ce qu’il met un terme à une incertitude juridique et à des pratiques administratives potentiellement divergentes entre les États membres. En fournissant une interprétation uniforme, la Cour assure la sécurité juridique pour tous les assujettis-revendeurs de l’Union. La décision a valeur de principe pour l’articulation de ces deux régimes spécifiques. Elle établit clairement que la notion de « chiffre d’affaires » au sens du régime des petites entreprises doit s’entendre de manière large, comme le total de la contrepartie reçue des clients, reflétant l’activité économique globale de l’entreprise.
En définitive, cette décision réaffirme que les régimes dérogatoires, bien qu’utiles, doivent faire l’objet d’une interprétation stricte. Pour la Cour, le bénéfice d’un régime particulier, celui de la marge, ne saurait ouvrir droit à une interprétation extensive d’un autre régime particulier, celui des petites entreprises. La solution est donc une manifestation de la rigueur nécessaire à la préservation de la cohérence et de l’assiette du système commun de taxe sur la valeur ajoutée.