Cour de justice de l’Union européenne, le 29 juillet 2019, n°C-451/18

Par un arrêt du 29 juillet 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a apporté une clarification essentielle sur l’interprétation de la compétence spéciale en matière délictuelle, prévue par le règlement (UE) n° 1215/2012. La haute juridiction était saisie d’une question préjudicielle par une cour d’appel hongroise dans le cadre d’un litige opposant une société de transport hongroise à un fabricant de camions néerlandais. La société requérante demandait réparation du préjudice subi du fait d’une entente sur les prix des camions, infraction constatée par une décision de la Commission européenne. Elle avait acquis les véhicules concernés sur le marché hongrois par le biais de contrats de crédit-bail, sans jamais contracter directement avec le fabricant défendeur, l’un des membres de l’entente.

Le tribunal hongrois de première instance s’était déclaré incompétent, estimant que le lieu de l’événement causal, à savoir les réunions collusoires, se situait hors de Hongrie. Saisie de l’appel, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour de justice sur la possibilité de fonder sa compétence sur le lieu de matérialisation du dommage. La question juridique posée était donc de savoir si, au sens de l’article 7, point 2, du règlement n° 1215/2012, le « lieu où le fait dommageable s’est produit » peut correspondre au territoire de l’État membre où se situe le siège de la victime qui y a acquis des biens à un prix faussé par une entente, même en l’absence de lien contractuel avec le membre de l’entente qu’elle poursuit en justice.

La Cour de justice de l’Union européenne répond par l’affirmative. Elle juge que, dans une telle situation, la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit » vise le lieu du marché affecté par l’infraction, c’est-à-dire là où les prix ont été faussés et où la victime prétend avoir subi son préjudice. La Cour précise que l’absence de relations contractuelles directes entre la victime et l’auteur de l’infraction est sans incidence sur cette détermination de compétence.

I. La consécration du lieu du marché affecté comme critère de compétence

La décision commentée s’inscrit dans la jurisprudence constante de la Cour relative à l’article 7, point 2, du règlement. Elle offre cependant une application particulièrement claire en matière de préjudice concurrentiel. La Cour identifie le lieu de la matérialisation du dommage avec le marché sur lequel la victime opère (A), tout en neutralisant l’argument tiré de l’absence de lien contractuel direct entre les parties (B).

A. La localisation du dommage sur le marché où les prix ont été faussés

La Cour de justice rappelle sa distinction traditionnelle entre le lieu de l’événement causal et le lieu de matérialisation du dommage. En l’espèce, elle se concentre sur ce second critère. Elle estime que le dommage allégué, consistant en un surcoût payé par l’acheteur final, n’est pas une simple conséquence indirecte mais bien un dommage initial et direct. Ce préjudice se matérialise là où la victime a subi la distorsion des prix. Par conséquent, « le lieu du marché affecté par cette infraction, à savoir le lieu où les prix du marché ont été faussés », constitue le for compétent.

Cette analyse permet de rattacher la compétence juridictionnelle à l’espace économique où l’entente a produit ses effets concrets pour la victime. La solution est guidée par un objectif de proximité, les juridictions de cet État membre étant jugées les mieux placées pour apprécier l’existence et l’étendue du préjudice. En l’occurrence, le marché hongrois ayant été affecté par la pratique anticoncurrentielle, les juridictions hongroises sont compétentes pour connaître de l’action en réparation.

B. L’indifférence de l’absence de lien contractuel direct avec l’auteur de l’infraction

Le défendeur au principal soutenait que, n’ayant jamais contracté avec la société requérante, il ne pouvait raisonnablement s’attendre à être attrait devant une juridiction hongroise. La Cour écarte cet argument en se fondant sur la nature même de l’infraction. Le préjudice découle directement du comportement anticoncurrentiel global, et non de l’exécution d’un contrat spécifique. La Cour souligne ainsi que la responsabilité des auteurs d’une infraction unique et continue est solidaire.

Cette solidarité implique que la victime peut agir contre l’un quelconque des participants à l’entente pour obtenir la réparation de l’intégralité de son préjudice. Le choix de la victime d’assigner un fabricant avec lequel elle n’a pas directement contracté est donc sans pertinence pour déterminer la juridiction compétente au titre du lieu de matérialisation du dommage. L’essentiel est que ce fabricant ait participé à l’entente qui a faussé les prix sur le marché où la victime s’est approvisionnée.

II. Le renforcement de l’effectivité du droit de la concurrence

Au-delà de sa rigueur technique, l’arrêt révèle une orientation claire en faveur des victimes de pratiques anticoncurrentielles. La solution retenue facilite l’exercice des actions en réparation (A) en consacrant un critère de compétence à la fois prévisible et cohérent avec d’autres instruments du droit de l’Union (B).

A. Une interprétation favorisant l’efficacité des actions privées en dommages et intérêts

En permettant à la victime d’une entente de saisir les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel elle a acquis les produits, la Cour facilite considérablement l’accès à la justice. Cette solution évite à la victime de devoir engager des poursuites complexes et coûteuses soit dans l’État du siège du défendeur, soit dans les divers lieux où les arrangements collusoires ont été conclus, lieux qu’elle ignore souvent. L’arrêt contribue ainsi pleinement à l’objectif de « private enforcement », qui vise à faire des victimes des acteurs de la mise en œuvre effective du droit de la concurrence.

Cette approche pragmatique garantit que les règles de compétence ne constituent pas un obstacle à l’indemnisation des préjudices concurrentiels. En centralisant le contentieux au lieu où le marché a été affecté, la Cour assure une meilleure administration de la justice, ce qui correspond à l’un des objectifs fondamentaux du règlement n° 1215/2012.

B. La consécration d’un critère de rattachement prévisible et cohérent

La Cour prend soin de répondre à l’argument relatif à la prévisibilité de la compétence. Elle estime qu’un « opérateur économique se livrant à des comportements anticoncurrentiels peut raisonnablement s’attendre à être attrait devant les juridictions du lieu où ses comportements ont faussé les règles d’une concurrence saine ». Ainsi, un participant à une entente couvrant l’ensemble de l’Espace économique européen ne saurait être surpris d’être poursuivi dans l’un des États membres affectés. Le critère du marché affecté n’est pas un forum actoris déguisé, mais un critère objectif et prévisible pour un professionnel diligent.

Enfin, la Cour souligne la cohérence de son interprétation avec le règlement (CE) n° 864/2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II). L’article 6, paragraphe 3, de ce dernier désigne comme loi applicable en matière de concurrence celle du pays où le marché est affecté. En alignant le for compétent sur la loi applicable, la Cour renforce la sécurité juridique et la cohérence du système de droit international privé de l’Union européenne.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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