Cour de justice de l’Union européenne, le 29 juin 2006, n°C-308/04

Par un arrêt en date du 29 juin 2006, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’étendue du principe fondamental *non bis in idem* dans le cadre du droit de la concurrence. En l’espèce, plusieurs entreprises actives dans le secteur des électrodes de graphite ont mis en place une entente à l’échelle mondiale visant à fixer les prix et à se répartir les marchés. Cette pratique a conduit à l’ouverture de procédures dans plusieurs ordres juridiques. Aux États-Unis et au Canada, une entreprise a été condamnée à verser des amendes significatives après avoir plaidé coupable des faits qui lui étaient reprochés. Parallèlement, la Commission européenne a mené sa propre enquête et, par une décision du 18 juillet 2001, a infligé à son tour une amende à cette même entreprise pour infraction à l’article 81 du traité CE, en raison de sa participation à cette entente mondiale.

L’entreprise sanctionnée a introduit un recours en annulation de la décision de la Commission devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes. Celui-ci, dans un arrêt du 29 avril 2004, a réduit le montant de l’amende mais a rejeté l’essentiel des moyens soulevés. Le Tribunal a notamment écarté l’argument selon lequel la Commission aurait dû tenir compte des sanctions déjà prononcées par les autorités américaines et canadiennes, en vertu du principe *non bis in idem*. Saisie d’un pourvoi par l’entreprise, la Cour de justice était ainsi appelée à déterminer si le principe interdisant le cumul des poursuites et des sanctions s’oppose à ce que la Commission inflige une amende à une entreprise pour des pratiques anticoncurrentielles ayant déjà fait l’objet de condamnations dans des États tiers. La Cour de justice a répondu par la négative, jugeant que le principe *non bis in idem* n’est pas applicable dans une telle situation, et a rejeté le pourvoi. Elle énonce en effet que, « par la spécificité du bien juridique protégé au niveau communautaire, les appréciations opérées par la Commission, en vertu de ses compétences en la matière, peuvent diverger considérablement de celles effectuées par des autorités d’États tiers ».

Cette solution conduit la Cour de justice à consacrer une application strictement territoriale du principe *non bis in idem* en droit de la concurrence (I), tout en préservant une marge d’appréciation étendue pour la Commission dans la détermination des sanctions (II).

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I. L’affirmation d’une application territorialisée du principe *non bis in idem*

La Cour de justice justifie l’inapplicabilité du principe *non bis in idem* dans les relations entre l’ordre juridique communautaire et celui d’un État tiers par la divergence des intérêts juridiques protégés (A) et par l’absence d’une règle de droit international contraignante (B).

A. La spécificité du bien juridique protégé par le droit communautaire de la concurrence

La Cour rappelle que le principe *non bis in idem* constitue un principe fondamental du droit communautaire. Son application est cependant subordonnée à une triple identité de faits, de contrevenant et d’intérêt juridique protégé. C’est précisément ce dernier critère qui fait défaut en l’espèce. La Cour souligne que lorsque la Commission sanctionne un comportement anticoncurrentiel, elle « vise à sauvegarder la libre concurrence à l’intérieur du marché commun ». Cet objectif, inscrit à l’article 3, paragraphe 1, sous g), du traité CE, constitue une finalité fondamentale et spécifique à l’ordre juridique communautaire.

L’action des autorités de concurrence d’États tiers, comme celles des États-Unis ou du Canada, obéit quant à elle à des exigences propres à ces États. Leurs législations visent à protéger la concurrence sur leur propre marché national. Par conséquent, les finalités poursuivies par les différents ordres juridiques ne sont pas les mêmes. L’un protège le marché commun, tandis que les autres protègent leurs marchés respectifs. Cette divergence fondamentale quant au bien juridique protégé fait obstacle à l’application du principe *non bis in idem*. La Cour conclut donc logiquement que ce principe « ne s’applique pas à des situations dans lesquelles les ordres juridiques et les autorités de la concurrence d’États tiers sont intervenus dans le cadre de leurs compétences propres ».

B. L’absence d’une obligation issue du droit international public

La requérante soutenait qu’une obligation de tenir compte des sanctions étrangères pouvait découler du droit international. La Cour écarte cet argument de manière catégorique en se fondant sur l’état actuel du droit positif. Elle constate en effet qu’il « n’existe pas de principe de droit international public qui interdise aux autorités publiques, y compris les juridictions, de différents États de poursuivre et de condamner une personne physique ou morale pour les mêmes faits que ceux pour lesquels ladite personne a déjà été jugée dans un autre État ». Le droit international public n’impose donc aucune limitation à la souveraineté répressive des États en ce domaine.

De plus, la Cour relève qu’aucun texte conventionnel ne vient combler cette absence. Les accords de coopération conclus entre la Communauté européenne et certains États tiers, notamment les États-Unis, se limitent à des aspects procéduraux tels que l’échange d’informations et ne prévoient aucune obligation d’imputer ou de prendre en compte les sanctions infligées par l’autre partie. En l’absence de toute source de droit international, qu’elle soit coutumière ou conventionnelle, la Commission n’est donc juridiquement pas tenue de déduire les amendes infligées par les autorités d’un État tiers.

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II. La préservation du pouvoir d’appréciation de la Commission

Bien que la Cour de justice écarte l’application contraignante du principe *non bis in idem*, elle n’exclut pas une prise en compte des sanctions étrangères au titre du pouvoir d’appréciation de la Commission (A). Ce pouvoir reste toutefois entièrement subordonné à l’objectif de dissuasion qui guide la politique de concurrence de l’Union (B).

A. La prise en compte facultative des sanctions infligées par les États tiers

Après avoir écarté toute obligation juridique, la Cour examine si les principes de proportionnalité et d’équité pourraient imposer une prise en compte des sanctions antérieures. Elle nuance sa position en indiquant que la Commission n’est pas empêchée de le faire. En effet, elle précise que « s’il ne saurait être exclu que la Commission prenne en compte des amendes antérieurement infligées par les autorités d’États tiers, elle ne saurait toutefois y être tenue ». Cette prise en compte relève ainsi du large pouvoir d’appréciation dont dispose l’institution lors de la fixation du montant des amendes.

Cette solution confère une souplesse considérable à la Commission. Elle peut, si elle l’estime opportun, moduler le montant de l’amende en considération de l’ensemble des sanctions déjà supportées par l’entreprise, évitant ainsi un cumul jugé excessif. Cependant, ce caractère purement facultatif place les entreprises dans une situation d’incertitude juridique. Celles-ci ne peuvent anticiper si les amendes payées dans des États tiers seront ou non prises en considération, cette décision dépendant entièrement de la politique répressive menée par la Commission au moment de sa décision. La Cour n’offre aucun critère permettant d’encadrer cette faculté, se contentant de la rattacher au pouvoir discrétionnaire de l’institution.

B. La primauté de l’effet dissuasif de l’amende communautaire

La Cour justifie cette absence d’obligation par la finalité même des amendes en droit de la concurrence. Elle rappelle avec force que « l’objectif de dissuasion que la Commission est en droit de poursuivre, lors de la fixation du montant d’une amende, vise à assurer le respect, par les entreprises, des règles de concurrence établies par le traité CE pour la conduite de leurs activités au sein du marché commun ». La sanction a pour but de décourager les entreprises de violer les règles qui protègent la concurrence sur ce marché spécifique.

Dès lors, l’appréciation du caractère dissuasif d’une amende est une prérogative autonome de la Commission. Elle ne saurait être liée par des sanctions infligées dans des États tiers, qui poursuivent leurs propres objectifs de dissuasion sur leurs propres marchés. Permettre à une entreprise de se prévaloir de sanctions étrangères pour obtenir une réduction systématique de l’amende communautaire pourrait affaiblir l’effet dissuasif recherché et, par conséquent, l’efficacité de la politique de concurrence de l’Union. Cet arrêt confirme donc la volonté de la Cour de garantir l’autonomie et la pleine effectivité du pouvoir de sanction de la Commission face à des pratiques anticoncurrentielles de dimension mondiale.

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Hassan KOHEN
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