Par un arrêt du 29 juin 2010, la Cour de justice de l’Union européenne, statuant en grande chambre, a précisé le régime juridique des décisions d’engagement prises par la Commission européenne en matière de droit de la concurrence. En l’espèce, deux entreprises actives sur le marché mondial de la production et de la fourniture de diamants bruts avaient notifié à la Commission un accord de fourniture. Suspectant une infraction à l’article 81 CE (entente) et à l’article 82 CE (abus de position dominante par l’une des entreprises), la Commission a ouvert deux procédures distinctes. Les deux entreprises ont initialement proposé des engagements conjoints visant à réduire progressivement leurs transactions. Cependant, à la suite d’une consultation de marché révélant des préoccupations persistantes, la Commission a indiqué qu’une cessation totale des relations commerciales serait nécessaire. L’entreprise en position dominante a alors soumis seule des engagements individuels prévoyant l’arrêt de ses achats auprès de son cocontractant. La Commission a rendu ces engagements obligatoires par une décision du 22 février 2006 prise sur le fondement de l’article 9 du règlement n° 1/2003, clôturant ainsi la procédure relative à l’article 82 CE.
Le cocontractant, s’estimant lésé par cette décision, a saisi le Tribunal de première instance des Communautés européennes, qui a annulé la décision de la Commission par un arrêt du 11 juillet 2007. Le Tribunal a jugé que la décision violait le principe de proportionnalité, car des mesures moins contraignantes existaient, et qu’elle méconnaissait le droit d’être entendu du cocontractant. La Commission a alors formé un pourvoi devant la Cour de justice, contestant l’interprétation par le Tribunal du contrôle de proportionnalité applicable aux décisions d’engagement et de la portée des droits procéduraux accordés aux entreprises tierces.
Le litige soulevait deux questions de droit fondamentales. D’une part, il s’agissait de déterminer si le contrôle de proportionnalité d’une décision d’engagement adoptée en vertu de l’article 9 du règlement n° 1/2003 devait être exercé avec la même rigueur que celui applicable à une décision imposant des mesures correctives au titre de l’article 7 du même règlement. D’autre part, la Cour était amenée à définir si une entreprise, partenaire contractuel d’une société visée par une procédure pour abus de position dominante, devait se voir reconnaître la qualité de « partie concernée », avec les pleins droits de la défense y afférents, au motif qu’une procédure parallèle pour entente la visait conjointement.
La Cour de justice répond négativement à ces deux interrogations. Elle juge que le Tribunal a commis une erreur de droit en assimilant les régimes des articles 7 et 9, qui poursuivent des objectifs distincts et impliquent une application différenciée du principe de proportionnalité. De plus, elle estime que la qualité de « partie concernée » s’apprécie strictement au regard de chaque procédure, une connexité factuelle ne suffisant pas à étendre les droits procéduraux d’une procédure à l’autre. Annulant l’arrêt du Tribunal, la Cour, statuant au fond, rejette le recours initial du cocontractant.
L’arrêt clarifie ainsi la portée distincte des décisions d’engagement par rapport aux décisions d’infraction (I), ce qui conduit à une définition stricte de la qualité de partie à la procédure et des droits qui en découlent (II).
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I. La distinction consacrée du régime des engagements et du régime des sanctions
La Cour de justice censure le Tribunal pour avoir appliqué aux engagements pris au titre de l’article 9 du règlement n° 1/2003 une grille d’analyse de la proportionnalité propre aux sanctions de l’article 7. Elle consacre ainsi l’autonomie de l’appréciation de la proportionnalité dans le cadre des engagements (A) et redéfinit par la même occasion l’intensité du contrôle exercé par le juge de l’Union (B).
A. L’autonomie de l’appréciation de la proportionnalité au titre de l’article 9
La Cour de justice établit une distinction claire entre les finalités des articles 7 et 9 du règlement n° 1/2003, une distinction que le Tribunal avait gommée. Alors que l’article 7 vise à sanctionner une infraction constatée en imposant des mesures correctives « proportionnée[s] à l’infraction commise et nécessaire[s] pour faire cesser effectivement l’infraction », l’article 9 offre une voie alternative. Il permet à la Commission d’accepter des engagements qui répondent aux préoccupations de concurrence qu’elle a identifiées dans son évaluation préliminaire, sans avoir à formellement constater une infraction. Cette divergence d’objectifs justifie une application différente du principe de proportionnalité.
La Cour souligne ainsi que « rien ne justifie que la mesure qui pourrait éventuellement être imposée dans le cadre de l’article 7 du règlement n° 1/2003 doive servir de référence aux fins de l’appréciation de la portée des engagements acceptés en application de l’article 9 de ce règlement et que tout ce qui va au-delà de ladite mesure doive être automatiquement considéré comme non proportionné ». Les entreprises qui choisissent la voie des engagements acceptent en connaissance de cause que leurs concessions puissent être plus importantes que les mesures que la Commission aurait pu leur imposer. En contrepartie, elles évitent la constatation d’une infraction et une éventuelle amende, tout en participant à l’élaboration de la solution. Dans ce cadre, l’examen de proportionnalité par la Commission se limite à vérifier que les engagements répondent à ses préoccupations, sans qu’elle soit tenue de rechercher des solutions moins contraignantes.
B. La redéfinition du contrôle juridictionnel sur les décisions d’engagement
La clarification du rôle de la Commission dans le cadre de l’article 9 a une conséquence directe sur l’étendue du contrôle du juge. La Cour de justice reproche au Tribunal d’avoir outrepassé sa fonction en substituant sa propre appréciation des faits économiques à celle de la Commission. Le Tribunal avait en effet examiné en détail des solutions alternatives, concluant que les engagements conjoints initialement proposés étaient suffisants et que l’interdiction totale des transactions était excessive.
Or, selon la Cour, en procédant de la sorte, le Tribunal « a présenté sa propre évaluation de circonstances économiques complexes et a ainsi substitué sa propre appréciation à celle de la Commission, empiétant de la sorte sur la marge d’appréciation de celle-ci ». Le contrôle juridictionnel doit se borner à vérifier l’absence d’erreur manifeste d’appréciation de la part de la Commission. Le juge ne doit pas déterminer si des engagements moins contraignants étaient possibles, mais uniquement si l’appréciation de la Commission, selon laquelle les engagements proposés étaient nécessaires pour répondre à ses préoccupations, est manifestement erronée. Cet arrêt renforce considérablement la marge d’appréciation de la Commission dans le cadre des procédures d’engagement, favorisant l’économie procédurale au détriment d’un contrôle de proportionnalité approfondi.
II. La conception stricte de la qualité de « partie concernée » et de ses droits procéduraux
La seconde erreur de droit sanctionnée par la Cour de justice concerne la portée des droits de la défense. La Cour rejette l’approche fonctionnelle du Tribunal, qui avait considéré les deux procédures parallèles comme une seule (A), pour retenir une définition stricte de la qualité de partie, limitant ainsi les droits procéduraux de l’entreprise tierce (B).
A. Le rejet d’une vision unitaire des procédures parallèles
Le Tribunal avait considéré que la connexité factuelle et la gestion intégrée des deux procédures, l’une fondée sur l’article 81 CE contre les deux entreprises et l’autre sur l’article 82 CE contre la seule entreprise dominante, justifiaient d’accorder au cocontractant les droits d’une « entreprise concernée » pour l’ensemble. La Cour de justice écarte fermement ce raisonnement. Elle rappelle que la base juridique de chaque procédure est déterminante pour définir le statut des entreprises impliquées.
Elle affirme que « la Commission était objectivement fondée à engager deux procédures administratives distinctes, puisqu’elles reposaient sur des bases juridiques matérielles distinctes, à savoir l’article 81 CE, d’une part, et l’article 82 CE, d’autre part ». L’existence de deux fondements juridiques distincts suffit à justifier la séparation des procédures et, par conséquent, des statuts procéduraux. La Cour précise que seule la preuve d’un détournement de pouvoir, c’est-à-dire si la Commission avait scindé artificiellement une situation de fait unique sans motif objectif, aurait pu permettre de reconnaître au cocontractant les droits d’une partie concernée dans la procédure fondée sur l’article 82 CE. En l’absence d’une telle constatation, chaque procédure doit être considérée isolément pour l’appréciation des droits de la défense.
B. La limitation des droits procéduraux de l’entreprise tierce
La conséquence de cette approche formaliste est que, dans le cadre de la procédure pour abus de position dominante qui a abouti à la décision litigieuse, le cocontractant n’était pas une « entreprise concernée » au sens de l’article 27, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003. Cette qualité était réservée à la seule entreprise visée par l’enquête pour abus de position dominante. Le cocontractant ne disposait donc que des droits plus restreints reconnus aux tiers intéressés. La Cour énonce clairement que l’entreprise cocontractante « ne disposait donc que des droits plus restreints d’un tiers intéressé ».
Ces droits se limitent essentiellement à la possibilité de présenter des observations après la publication prévue à l’article 27, paragraphe 4, du règlement. Ils n’incluent pas un droit d’être entendu aussi étendu que celui des parties concernées, ni le droit d’exiger de la Commission qu’elle justifie le rejet d’une proposition d’engagements conjoints. La Cour ajoute que l’acceptation par la Commission d’engagements individuels relève de sa large marge d’appréciation et « ne dépendait pas de la position [du cocontractant], ou de toute autre entreprise, à cet égard ». Cette solution, si elle offre une sécurité juridique et une efficacité procédurale à la Commission, souligne la situation délicate des tiers qui peuvent être directement et négativement affectés par des engagements auxquels ils n’ont pas consenti, sans bénéficier de la plénitude des droits de la défense.