Par un arrêt en date du 29 mars 2011, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a statué sur les conditions d’imputation d’une infraction aux règles de concurrence après une opération de concentration et sur la portée de l’autorité de la chose jugée d’une décision juridictionnelle antérieure.
Une entreprise ayant participé à une entente dans le secteur des produits plats en acier inoxydable a fait l’objet d’une concentration partielle, son activité concernée par l’infraction étant transférée à une nouvelle entité. L’entreprise cédante a néanmoins continué d’exister juridiquement et économiquement dans d’autres secteurs. À la demande de la Commission, l’entreprise cessionnaire a déclaré par écrit, le 23 juillet 1997, endosser la responsabilité des actes passés de l’entreprise cédante. Sur cette base, la Commission a adopté une première décision en 1998, infligeant une amende à l’entreprise cessionnaire pour sa propre participation à l’entente ainsi que pour celle de l’entreprise cédante. Saisi d’un recours, le Tribunal a annulé cette décision en 2001, mais uniquement en ce qu’elle imputait la responsabilité du comportement de l’entreprise cédante à l’entreprise cessionnaire, au motif d’une violation des droits de la défense. Dans cet arrêt, le Tribunal avait relevé, sans que ce point ne soit contesté, que la Commission était en droit d’opérer ce transfert de responsabilité. Cet arrêt a été confirmé en pourvoi par la Cour de justice en 2005. La Commission a alors adopté une nouvelle décision en 2006, remédiant au vice de procédure et infligeant de nouveau une amende à l’entreprise cessionnaire pour les faits commis par l’entreprise cédante. L’entreprise cessionnaire a formé un nouveau recours, que le Tribunal a rejeté en 2009 en considérant que la question de la légalité du transfert de responsabilité était désormais revêtue de l’autorité de la chose jugée par l’arrêt de 2001. C’est contre cet arrêt de 2009 que l’entreprise a formé le pourvoi ayant mené à la décision commentée.
La question de droit soumise à la Cour de justice était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si un constat effectué par le juge de l’Union sur un point de droit non contesté par les parties et non nécessaire à la solution du litige pouvait acquérir l’autorité de la chose jugée. D’autre part, et en cas de réponse négative, la Cour devait se prononcer sur la question de savoir si la responsabilité d’une infraction au droit de la concurrence peut être transférée, par une déclaration unilatérale de volonté, à une entreprise qui n’est pas l’auteur de l’infraction, alors même que l’entreprise auteur de l’infraction continue d’exister.
À la première question, la Cour de justice répond par la négative, considérant que le Tribunal a commis une erreur de droit. Elle juge que l’autorité de la chose jugée ne s’attache qu’aux points de fait et de droit qui ont été « effectivement ou nécessairement tranchés » par la décision. Le constat du Tribunal de 2001 sur la légalité du transfert de responsabilité, n’ayant pas fait l’objet du litige, constituait un *obiter dictum* insusceptible d’être revêtu de l’autorité de la chose jugée. À la seconde question, la Cour répond par l’affirmative, mais dans des conditions très restrictives. Statuant par substitution de motifs, elle estime que, si le principe veut que la responsabilité incombe à l’entité qui a commis l’infraction, des circonstances particulières et spécifiques peuvent justifier une dérogation. En l’espèce, la déclaration expresse et non équivoque de l’entreprise, combinée à sa contestation tardive intervenue seulement après la prescription de l’action à l’encontre de l’auteur initial, fondait la compétence de la Commission pour lui imputer l’infraction.
La Cour, en censurant l’analyse du Tribunal sur l’autorité de la chose jugée, opère un rappel strict de cette notion (I), avant de procéder elle-même à l’examen au fond, validant le transfert de responsabilité sur la base de circonstances d’espèce très particulières (II).
I. Une conception stricte de l’autorité de la chose jugée
La Cour de justice censure la position du Tribunal qui avait appliqué une vision extensive de l’autorité de la chose jugée (A), rappelant par là même que l’absence de décision antérieure sur un point de droit ouvre le droit à un examen au fond (B).
A. La censure d’une qualification erronée de l’*obiter dictum*
Le Tribunal avait jugé que la légalité du transfert de responsabilité était un point de droit revêtu de l’autorité de la chose jugée du fait de son arrêt de 2001. Cette position revenait à conférer une force obligatoire à un constat qui n’avait pas été l’objet d’un débat contradictoire entre les parties, l’entreprise requérante s’étant à l’époque limitée à invoquer la violation de ses droits de la défense. La Cour de justice rejette fermement cette analyse. Elle rappelle que « l’autorité de la chose jugée ne s’attache qu’aux points de fait et de droit qui ont été effectivement ou nécessairement tranchés par la décision juridictionnelle en cause ».
En l’espèce, la Cour constate que dans la procédure antérieure, la légalité du transfert de responsabilité n’avait pas été portée devant le Tribunal. Le juge de première instance s’était borné à examiner si la déclaration de 2007 emportait renonciation au droit d’être entendu. Par conséquent, son appréciation sur la validité de l’imputation de l’infraction n’était pas nécessaire pour trancher le litige qui lui était soumis. La Cour qualifie ce constat d’« *obiter dictum* prononcé au-delà des limites du litige porté devant le Tribunal et [qui] n’a donc tranché ni effectivement ni nécessairement un point de droit ». Une telle affirmation, même présente dans les motifs d’un arrêt, ne peut donc faire obstacle à un débat ultérieur sur ce même point de droit.
B. La réaffirmation du droit à un examen au fond du litige
En jugeant que le constat du Tribunal de 2001 n’était pas revêtu de l’autorité de la chose jugée, la Cour ouvre logiquement la voie à un examen au fond des arguments de l’entreprise requérante. Le Tribunal, en se fondant sur l’autorité de la chose jugée, avait rejeté le moyen de la requérante sans l’examiner sur le fond. Or, en agissant ainsi, il a privé la requérante de son droit à ce que le juge se prononce sur la légalité même du transfert de responsabilité, une question qui n’avait jamais été débattue contradictoirement ni tranchée dans les procédures antérieures.
Cette cassation pour erreur de droit est fondamentale car elle garantit le droit à un recours effectif. Admettre la position du Tribunal aurait signifié qu’une partie peut se voir opposer une solution juridique qu’elle n’a jamais eu l’occasion de contester, au seul motif qu’elle figurait dans un arrêt précédent portant sur un objet différent. La Cour de justice, en rétablissant la portée véritable de l’autorité de la chose jugée, s’assure que les questions de droit ne sont considérées comme définitivement tranchées que lorsqu’elles ont constitué le cœur du débat juridictionnel. Ayant constaté l’erreur de droit du Tribunal, la Cour, plutôt que de renvoyer l’affaire, examine elle-même le moyen que le Tribunal aurait dû traiter.
II. Une validation circonstanciée du transfert de responsabilité
La Cour examine la légalité du transfert de responsabilité en rappelant d’abord le principe de la personnalité des peines et ses dérogations traditionnelles (A), pour finalement admettre la validité du transfert en l’espèce, sur le fondement d’un faisceau d’indices spécifiques (B).
A. Le rappel du principe de la personnalité des peines en droit de la concurrence
La Cour commence son raisonnement en rappelant une jurisprudence constante. En droit de la concurrence, « il incombe, en principe, à la personne physique ou morale qui dirigeait l’entreprise en cause au moment où l’infraction a été commise de répondre de celle-ci ». Ce principe de la personnalité des peines assure que la sanction est infligée à l’auteur de l’infraction. La Cour précise que la principale exception à ce principe concerne la situation où l’entité ayant commis l’infraction a cessé d’exister juridiquement ou économiquement, sa responsabilité étant alors transférée à l’entité qui poursuit son activité économique.
Toutefois, en l’espèce, cette exception classique n’était pas applicable. Il était en effet constant que l’entreprise qui avait commis l’infraction « continuait tant à exister juridiquement qu’à exercer des activités économiques ». En application stricte des principes, c’est donc cette dernière qui aurait dû être sanctionnée par la Commission. La situation était donc singulière : la Commission a choisi de poursuivre l’entreprise cessionnaire non pas sur le fondement de la continuité économique, mais sur la base d’un acte de volonté de cette dernière.
B. L’admission exceptionnelle d’un transfert fondé sur une déclaration unilatérale
Face à cette situation inédite, la Cour aurait pu rejeter la possibilité d’un transfert de responsabilité par un simple acte de droit privé, au nom du principe d’ordre public *ius publicum privatorum pactis mutari non potest*. Elle choisit cependant une voie médiane, en fondant sa solution non sur un principe général mais sur les « circonstances particulières et spécifiques du cas d’espèce ». La Cour relève trois éléments déterminants qui, combinés, justifient l’imputation de l’infraction à la requérante.
Premièrement, la déclaration du 23 juillet 1997 était explicite et visait expressément à « assumer, en tant qu’entreprise poursuivant les activités économiques impliquées dans l’entente, la responsabilité du comportement infractionnel en vue de l’amende ». Deuxièmement, la requérante n’a jamais contesté cette interprétation dans les premières procédures, se contentant de soulever un vice de forme. Troisièmement, et c’est un point essentiel, la requérante a attendu pour contester le principe même du transfert que la prescription soit acquise à l’égard de l’auteur initial de l’infraction. Admettre sa contestation tardive aurait conduit à ce que l’infraction reste impunie, ce qui serait contraire à l’effet utile des règles de concurrence. C’est cet ensemble de facteurs qui a conduit la Cour à considérer que « la Commission pouvait imputer à la requérante la responsabilité du comportement reproché ». La solution est donc une décision d’espèce, dont la portée future reste limitée à des situations factuelles très similaires.