Cour de justice de l’Union européenne, le 29 mars 2012, n°C-417/10

L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 29 mars 2012 soulève la question de la compatibilité d’une législation nationale d’amnistie fiscale avec les principes fondamentaux du droit de l’Union. En l’espèce, une administration fiscale nationale avait contesté un montage juridique impliquant une cession d’usufruit d’actions, estimant qu’il s’agissait d’une simulation destinée à éluder l’impôt sur les dividendes normalement dû par une société non-résidente. L’administration avait en conséquence notifié un redressement fiscal à la société distributrice italienne, considérant cette dernière comme responsable de l’application incorrecte du régime de retenue à la source.

La société contribuable a contesté ces avis d’imposition et a obtenu gain de cause en première instance devant la Commissione tributaria provinciale di Caserta, puis en appel devant la Commissione tributaria regionale Campania. L’administration fiscale a alors formé un pourvoi en cassation. Durant cette instance, une nouvelle loi italienne a été adoptée, permettant aux contribuables de clore les litiges fiscaux pendants depuis plus de dix ans et dans lesquels l’administration avait succombé lors des deux premiers degrés de juridiction, par le paiement d’un montant forfaitaire de 5 % de la valeur du litige. La société a demandé à bénéficier de ce dispositif. Saisie de cette demande, la Corte suprema di cassazione a sursis à statuer pour interroger la Cour de justice sur la compatibilité de cette loi d’amnistie avec le droit de l’Union, notamment au regard du principe d’interdiction de l’abus de droit, des règles sur les aides d’État et de l’obligation d’assurer l’application effective du droit de l’Union. Il s’agissait de déterminer si un État membre peut, au nom de l’objectif de durée raisonnable des procès, renoncer au recouvrement d’une créance fiscale, même lorsque celle-ci découle d’opérations suspectées d’être abusives, sans enfreindre ses obligations européennes.

La Cour de justice a répondu par la négative, estimant que le droit de l’Union ne s’oppose pas à une telle mesure nationale dans les circonstances de l’espèce. Elle juge que le dispositif ne viole ni le principe d’interdiction de l’abus de droit, ni les règles relatives aux aides d’État, dans la mesure où il poursuit un objectif légitime de bonne administration de la justice et s’applique de manière générale et non sélective. Cette solution consacre une approche pragmatique, reconnaissant une marge d’appréciation significative aux États membres dans la gestion de leur système judiciaire, tout en délimitant strictement le champ d’application des principes de droit de l’Union en matière de fiscalité directe non harmonisée. Ainsi, il convient d’analyser la validation par la Cour d’une telle mesure d’amnistie au prisme d’une application stricte des principes du droit de l’Union (I), avant d’étudier la consécration de l’autonomie procédurale de l’État membre qui en résulte (II).

I. La validation d’une mesure d’amnistie fiscale au prisme d’une application stricte des principes du droit de l’Union

La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation rigoureuse des conditions d’application des principes de l’Union en matière fiscale. Elle écarte l’existence d’un abus de droit au sens du droit de l’Union (A) et rejette la qualification d’aide d’État en raison de l’absence de caractère sélectif de la mesure litigieuse (B).

A. Le rejet d’une application extensive du principe d’interdiction de l’abus de droit en fiscalité directe

La juridiction de renvoi s’interrogeait sur l’extension du principe de l’interdiction de l’abus de droit, dégagé en matière de fiscalité harmonisée, au domaine des impôts directs. La Cour répond par une fin de non-recevoir en distinguant nettement les situations. Elle rappelle que sa jurisprudence en la matière, notamment les arrêts *Halifax* et *Part Service*, concerne des cas où des justiciables se prévalent de manière abusive d’une norme du droit de l’Union. Or, dans le litige au principal, la discussion ne porte pas sur l’application d’un droit conféré par l’Union, mais sur les conséquences d’une législation nationale visant à éteindre un contentieux fiscal.

De même, la Cour écarte la pertinence de sa jurisprudence relative à l’abus de droit dans le domaine des libertés de circulation, laquelle justifie des restrictions nationales par la nécessité de prévenir les pratiques abusives. En effet, le litige ne portait pas sur la justification d’une entrave, mais sur la légalité d’une mesure nationale d’amnistie. La Cour conclut de manière tranchée qu’« il n’existe en droit de l’Union aucun principe général duquel découlerait une obligation pour les États membres de lutter contre les pratiques abusives dans le domaine de la fiscalité directe et qui s’opposerait à l’application d’une disposition telle que celle en cause au principal lorsque l’opération imposable procède de telles pratiques et que le droit de l’Union n’est pas en jeu ». Ce faisant, elle refuse de créer une obligation générale de lutte contre l’évasion fiscale en matière non harmonisée qui ne découlerait pas directement des traités ou du droit dérivé.

B. L’absence de caractère sélectif de la mesure, condition dirimante de la qualification d’aide d’État

La Cour examine ensuite si la mesure d’amnistie peut être qualifiée d’aide d’État. Pour ce faire, elle analyse la condition de sélectivité, indispensable à une telle qualification. Elle constate que la loi italienne s’applique de manière générale à tous les contribuables se trouvant dans une situation objectivement définie : être partie à une procédure fiscale pendante devant la Cour de cassation, issue d’un recours introduit plus de dix ans auparavant, et dans laquelle l’administration fiscale a succombé aux deux premiers degrés de juridiction.

Selon la Cour, le fait que seuls les contribuables remplissant ces conditions puissent bénéficier du dispositif ne lui confère pas un caractère sélectif. Elle estime en effet que les justiciables ne remplissant pas ces critères ne se trouvent pas dans une « situation factuelle et juridique comparable » au regard de l’objectif poursuivi par le législateur, qui est d’assurer le respect du principe du délai raisonnable. La mesure est donc justifiée par la nature et l’économie du système, visant à résoudre un problème spécifique lié à la durée excessive des procédures. L’avantage fiscal qui en découle n’est que la conséquence d’une mesure générale de bonne administration de la justice. Par cette analyse, la Cour valide une différenciation de traitement entre contribuables dès lors qu’elle repose sur des critères objectifs et rationnels étrangers à une volonté de favoriser certaines entreprises ou productions.

Après avoir écarté les griefs tirés des principes économiques et fiscaux du droit de l’Union, la Cour se penche sur les implications procédurales de la mesure, consacrant une large autonomie aux États membres.

II. La consécration de l’autonomie procédurale de l’État membre face à l’objectif de bonne administration de la justice

La décision de la Cour réaffirme la compétence des États membres pour organiser leur système judiciaire, même lorsque cela a des incidences fiscales importantes. Cette primauté accordée à l’objectif de célérité de la justice (A) conduit à une interprétation restrictive de l’obligation d’assurer l’application effective du droit de l’Union (B).

A. La primauté de l’objectif de célérité de la justice sur le recouvrement de l’impôt

La Cour prend acte de la finalité explicite de la loi italienne, qui vise à « limiter la durée des procès en matière fiscale, eu égard au principe de durée raisonnable des procès, au sens de la [CEDH] ». Elle reconnaît ainsi la légitimité pour un État membre de mettre en place des mécanismes extraordinaires pour remédier à des défaillances structurelles de son système judiciaire, en l’occurrence la lenteur excessive des procédures. Le fait que le litige au principal ait débuté plus de vingt ans avant la saisine de la Cour est un élément de contexte déterminant.

En acceptant cet objectif comme justification principale de la mesure, la Cour opère une mise en balance des intérêts. D’un côté, l’intérêt de l’Union et de ses États membres au recouvrement de l’impôt et à la lutte contre l’évasion fiscale ; de l’autre, le droit fondamental à un procès dans un délai raisonnable. Dans ce cas précis, la Cour laisse le second l’emporter, validant une renonciation à 95 % d’une créance fiscale potentielle au nom de l’efficacité de la justice. Cette approche pragmatique montre que le droit de l’Union n’impose pas une obligation absolue de recouvrer l’intégralité des impôts, surtout lorsque ce recouvrement se heurte à d’autres principes fondamentaux.

B. Une interprétation restrictive de l’obligation d’assurer l’application effective du droit de l’Union

Le dernier argument soulevé par la juridiction de renvoi portait sur une potentielle violation du principe d’effectivité du droit de l’Union. La loi d’amnistie, en provoquant l’extinction de l’instance, priverait la plus haute juridiction nationale de son pouvoir de contrôle et de son obligation de renvoi préjudiciel au titre de l’article 267 TFUE. La Cour écarte cet argument par un raisonnement logique et séquentiel. Ayant déjà établi qu’aucun principe de droit de l’Union (abus de droit, aides d’État, libertés de circulation) ne s’opposait à la mesure nationale, elle en déduit qu’il n’y a plus de question de droit de l’Union à trancher au fond.

En d’autres termes, l’obligation d’assurer l’application effective du droit de l’Union ne peut être invoquée dans le vide. Dès lors que la mesure procédurale elle-même est jugée compatible avec le droit de l’Union, son effet d’éteindre l’instance ne saurait constituer une violation de cette obligation. La Cour déclare ainsi que la disposition, « en ce qu’elle a pour conséquence […] d’empêcher la juridiction nationale statuant en dernier ressort d’exercer son contrôle de légalité […], après avoir le cas échéant saisi la Cour […], [n’est pas] contraire à l’obligation qui incombe aux juridictions nationales ». Cette conclusion réaffirme que l’autonomie procédurale des États membres leur permet d’adopter des règles d’extinction de l’instance, à condition que ces règles soient elles-mêmes conformes au droit de l’Union.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture