Par un arrêt en date du 29 mars 2012, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la compatibilité d’une mesure nationale d’extinction de litiges fiscaux anciens avec les obligations de perception de la taxe sur la valeur ajoutée qui incombent aux États membres.
En l’espèce, une société avait déduit un crédit de taxe sur la valeur ajoutée dans sa déclaration pour l’année 1982, crédit provenant, selon elle, de l’année 1980. L’administration fiscale, considérant ce droit à déduction éteint, avait notifié un redressement fiscal à l’encontre de la société. Un litige s’en était suivi. La société avait obtenu gain de cause en première instance par une décision de la commission fiscale de premier ressort de Plaisance en date du 10 octobre 1986, puis en appel par une décision de la commission fiscale d’appel du 28 mai 1990. L’administration fiscale s’était alors pourvue devant la juridiction de troisième instance, la Commissione tributaria centrale. Cependant, une loi italienne de 2010 a prévu la clôture automatique des procédures fiscales pendantes depuis plus de dix ans à la date de son entrée en vigueur et pour lesquelles l’administration fiscale avait succombé aux deux premiers degrés de juridiction. Saisie du litige, la juridiction de renvoi s’est interrogée sur la conformité de cette disposition avec le droit de l’Union, dans la mesure où elle aboutissait à l’extinction d’une créance de taxe sur la valeur ajoutée, qui constitue une ressource propre de l’Union.
Il était ainsi demandé à la Cour de justice si le droit de l’Union, et notamment l’obligation pour les États membres d’assurer une perception efficace de la taxe sur la valeur ajoutée, s’opposait à une législation nationale qui, pour garantir le respect du délai raisonnable de jugement, organise la clôture automatique de procédures fiscales très anciennes et éteint la créance fiscale correspondante lorsque l’administration a été défaite en première instance et en appel.
À cette question, la Cour répond par la négative, considérant qu’une telle disposition nationale de nature exceptionnelle n’est pas contraire au droit de l’Union. Elle estime que l’obligation de perception de la taxe doit être mise en balance avec le respect du principe du délai raisonnable de jugement, lequel constitue un droit fondamental.
La Cour reconnaît ainsi la validité d’une mesure nationale aboutissant à l’extinction d’une créance fiscale au nom du respect d’un droit fondamental (I), tout en prenant soin de définir un cadre strict à cette solution afin d’en limiter la portée (II).
I. La validation d’une extinction procédurale de la créance fiscale au nom du principe de délai raisonnable
La Cour de justice admet qu’une créance de TVA puisse être neutralisée par une mesure procédurale nationale, en justifiant cette dernière par la nécessité de mettre un terme à des procédures d’une durée excessive (A), ce qui la conduit à faire prévaloir le principe du délai raisonnable de jugement sur l’obligation de recouvrement de l’impôt (B).
A. La justification de la mesure nationale par la durée excessive de la procédure
La Cour souligne d’emblée que la disposition nationale en cause poursuit un objectif légitime, celui de « remédier à la violation du respect du délai raisonnable prévu à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH ». Elle constate que la loi italienne ne s’applique qu’aux procédures dont l’origine remonte à plus de dix ans et, en pratique, à plus de quatorze ans au moment de l’entrée en vigueur de la loi. Les faits de l’affaire au principal, datant de près de trente ans au moment de l’arrêt, illustrent de manière particulièrement forte la durée excessive de ces contentieux.
Pour la Cour, une telle situation est en elle-même problématique. Elle juge en effet qu’une « telle durée de procédure est a priori susceptible de porter atteinte, en soi, au respect du principe du délai raisonnable ainsi, d’ailleurs, qu’à l’obligation de garantir un prélèvement efficace des ressources propres de l’Union ». Cette dernière précision montre que, loin d’être un simple instrument au service des créanciers, l’efficacité de la collecte de l’impôt suppose également une diligence de la part des autorités étatiques, y compris judiciaires. La lenteur anormale de la justice fiscale peut donc, paradoxalement, nuire à l’objectif même de perception efficace des ressources de l’Union.
B. La prééminence du droit à un jugement dans un délai raisonnable sur l’obligation de recouvrement de l’impôt
Face à l’obligation pour chaque État membre de « prendre toutes les mesures législatives et administratives propres à garantir la perception de l’intégralité de la TVA due sur son territoire », la Cour rappelle que cette obligation n’est pas absolue. Elle doit être conciliée avec d’autres principes fondamentaux du droit de l’Union. En l’occurrence, la Cour met en balance cette obligation avec le droit à un procès équitable et, plus spécifiquement, le droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable.
Ce droit est consacré par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui s’impose aux États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, ce qui est le cas en matière de TVA. L’arrêt établit ainsi une hiérarchie implicite où, dans des circonstances exceptionnelles de défaillance systémique du système judiciaire d’un État, le respect d’un droit fondamental du justiciable peut justifier une dérogation au principe de la perception intégrale de l’impôt. L’État, en ne garantissant pas un fonctionnement efficace de sa justice, se voit privé du droit de poursuivre le recouvrement de sa créance, même si celle-ci constitue une ressource propre de l’Union.
Si la Cour admet ainsi qu’une créance de TVA puisse être éteinte pour des motifs procéduraux, elle encadre cette solution de manière à en limiter strictement la portée.
II. La portée strictement encadrée de la dérogation au principe de recouvrement effectif de l’impôt
La Cour de justice prend soin de distinguer la mesure en cause d’une amnistie fiscale, pratique qu’elle a déjà condamnée par le passé (A), pour finalement consacrer une solution qui s’apparente à une décision d’espèce, dont l’influence future est volontairement limitée (B).
A. La distinction avec une amnistie fiscale générale et indifférenciée
L’un des apports majeurs de l’arrêt est de différencier clairement la mesure litigieuse des amnisties fiscales générales que la Cour avait sanctionnées dans son arrêt du 17 juillet 2008, *Commission c. Italie* (C-132/06). Dans cette précédente affaire, la Cour avait jugé qu’une renonciation générale et indifférenciée à la vérification des opérations imposables pour certaines périodes portait atteinte à l’obligation d’assurer une perception efficace de la TVA. De telles mesures permettaient aux assujettis d’échapper à tout contrôle en contrepartie d’un paiement forfaitaire, compromettant ainsi la neutralité et l’effectivité du système commun de TVA.
Dans l’affaire présente, la Cour estime que la situation est fondamentalement différente. La mesure n’est pas une « renonciation générale à la perception de la TVA pour une période donnée, mais une disposition exceptionnelle visant à faire respecter le principe du délai raisonnable ». Plusieurs éléments distinguent les deux situations : le caractère ponctuel et curatif de la loi italienne, ses conditions d’application très strictes, et surtout le fait qu’elle ne vise pas à exempter les contribuables de leurs obligations ab initio, mais à clore des litiges anciens dans lesquels l’administration fiscale a déjà succombé à deux reprises. La mesure n’est donc pas une incitation à la fraude mais une réponse à la défaillance de l’appareil judiciaire.
B. L’affirmation d’une solution d’espèce à l’influence future limitée
La Cour insiste sur le caractère exceptionnel et limité de sa solution. Elle relève que la disposition nationale ne s’applique qu’aux procédures pendantes devant une juridiction en voie d’extinction, la Commissione tributaria centrale, et concerne des recours introduits plus de quatorze ans auparavant. De plus, la mesure ne s’applique que lorsque l’administration a déjà perdu en première instance et en appel, ce qui offre une certaine garantie quant au bien-fondé probable de la position du contribuable.
Ces conditions cumulatives rendent la solution difficilement transposable à d’autres contextes. La Cour ne consacre pas un principe général selon lequel une procédure excessivement longue entraînerait automatiquement l’extinction de la créance fiscale. Elle valide une mesure législative spécifique, calibrée pour répondre à un problème historique et circonscrit. En jugeant qu’une « telle mesure ne crée pas de différences significatives dans la manière dont sont traités les assujettis dans leur ensemble et, partant, ne porte pas atteinte au principe de neutralité fiscale », la Cour confirme que son analyse reste cantonnée aux particularités de l’espèce. La portée de cet arrêt est donc avant tout celle d’une validation pragmatique d’une solution nationale à un problème de justice structurel, plutôt que la définition d’un nouveau principe du droit fiscal de l’Union.