Cour de justice de l’Union européenne, le 29 mars 2022, n°C-132/20

Un litige opposant des consommateurs à un établissement de crédit au sujet d’un contrat de prêt hypothécaire a conduit la Cour suprême polonaise à interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur la notion de tribunal indépendant et impartial. Saisis en première instance, les emprunteurs avaient obtenu une condamnation partielle de la banque, le tribunal ayant jugé illicites certaines clauses relatives à l’indexation du prêt sur une monnaie étrangère. La cour d’appel de Wrocław a confirmé ce jugement le 28 février 2019, ce qui a mené les requérants à former un pourvoi en cassation. Devant la Cour suprême, le juge unique chargé d’examiner la recevabilité du pourvoi a soulevé des doutes quant à l’indépendance de la formation de jugement de la cour d’appel. Ces doutes étaient fondés sur les modalités de nomination des trois juges la composant : l’un avait été nommé pour la première fois sous le régime communiste, tandis que les deux autres avaient été proposés par le Conseil national de la magistrature dans des conditions procédurales jugées potentiellement irrégulières.

Face à ces interrogations, la Cour suprême a posé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Elle cherchait essentiellement à savoir si les exigences du droit de l’Union en matière de protection juridictionnelle effective, notamment l’article 19 du Traité sur l’Union européenne et l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, s’opposent à ce qu’une formation de jugement soit considérée comme un tribunal indépendant et impartial lorsque ses membres ont été nommés dans des circonstances historiquement ou procéduralement contestables. La question de droit posée revenait donc à déterminer dans quelle mesure les conditions de nomination d’un juge, qu’elles soient antérieures à l’adhésion d’un État membre à l’Union ou entachées d’irrégularités procédurales, peuvent affecter la qualification de la juridiction au regard du droit de l’Union.

Par son arrêt, la Cour de justice, réunie en grande chambre, a jugé que de telles circonstances ne sont pas, en elles-mêmes, de nature à remettre en cause la qualité de tribunal indépendant et impartial. Pour les nominations intervenues avant l’adhésion à l’Union, elle considère que ce fait « n’est pas en soi de nature à susciter des doutes légitimes et sérieux, dans l’esprit des justiciables, quant à l’indépendance et à l’impartialité de ce même juge ». Pour les irrégularités procédurales postérieures à l’adhésion, la Cour précise qu’elles ne sont pertinentes que si elles sont « d’une nature et d’une gravité telles qu’elles créent un risque réel que d’autres branches du pouvoir, en particulier l’exécutif, puissent exercer un pouvoir discrétionnaire indu ». La solution apportée par la Cour distingue ainsi nettement entre le contexte historique des nominations, jugé en principe indifférent (I), et les vices procéduraux plus récents, dont l’impact est soumis à une appréciation stricte (II).

I. L’indifférence de principe des modalités de nomination antérieures à l’adhésion à l’Union

La Cour de justice établit une distinction temporelle claire en refusant de laisser les circonstances d’une nomination sous un régime non démocratique affecter automatiquement le statut d’un juge (A), tout en réaffirmant la nécessité de démontrer un lien concret si des doutes sur l’indépendance devaient être soulevés (B).

A. Le rejet d’une disqualification automatique des juges nommés sous un régime non démocratique

La Cour répond aux premières questions de la juridiction de renvoi en écartant l’idée qu’un juge nommé avant l’adhésion de la Pologne à l’Union, sous le régime communiste, serait par ce seul fait dépourvu de l’indépendance requise. Elle juge que la circonstance que la première nomination d’un juge « résulte d’une décision adoptée par un organe d’un régime non démocratique qu’a connu cet État membre avant son adhésion à l’Union […] n’est pas en soi de nature à susciter des doutes légitimes et sérieux » quant à son indépendance et son impartialité. Le raisonnement de la Cour repose sur le principe de l’application du droit de l’Union à partir de la date d’adhésion d’un État membre. Au moment de son adhésion, il a été considéré que la République de Pologne satisfaisait aux critères politiques de Copenhague, notamment l’existence d’institutions stables garantissant l’État de droit.

Cette approche pragmatique évite de remettre en cause le statut de l’ensemble des juges qui étaient déjà en fonction avant les changements de régime et l’adhésion à l’Union. La Cour considère que le maintien en poste de ces juges après la transition démocratique relève de l’organisation judiciaire de l’État membre. Elle refuse ainsi de créer une présomption irréfragable de partialité fondée uniquement sur des faits historiques, dissociant le processus de nomination initial de l’exercice actuel des fonctions juridictionnelles. Une telle solution préserve la sécurité juridique et la continuité de l’ordre juridictionnel national.

B. La confirmation de l’exigence d’un lien concret avec des doutes actuels sur l’indépendance

Si la Cour écarte une disqualification automatique, sa position n’exclut pas toute possibilité de contrôle. Elle souligne que la juridiction de renvoi n’a fourni aucun élément expliquant « en quoi ces conditions de première nomination d’un tel juge seraient susceptibles de permettre à une personne, à une institution ou à un organisme quelconque d’exercer actuellement une influence indue sur celui-ci ». Le simple fait historique d’une nomination par un régime non démocratique ou la prestation d’un serment politique à cette époque ne suffit pas. Il incombe à la partie ou à la juridiction qui soulève un tel doute de démontrer l’existence d’un risque actuel et concret d’atteinte à l’indépendance du juge concerné.

En fixant ce critère, la Cour maintient l’exigence d’une protection juridictionnelle effective tout en la conciliant avec le respect de l’autonomie institutionnelle des États membres. Elle refuse une appréciation purement formelle et abstraite pour privilégier une analyse factuelle et contemporaine. L’indépendance d’un juge doit s’évaluer au regard de sa situation présente et de sa capacité à résister aux pressions extérieures, et non sur la base de son parcours professionnel antérieur à l’instauration d’un ordre juridique démocratique et à son intégration dans l’Union.

Au-delà de la question des nominations historiques, la Cour s’est également prononcée sur les irrégularités procédurales plus récentes, en adoptant une approche tout aussi mesurée mais fondée sur des critères distincts.

II. L’appréciation restrictive des irrégularités procédurales postérieures à l’adhésion

Concernant les nominations intervenues après la transition démocratique mais selon des procédures potentiellement viciées, la Cour opère une distinction fondamentale entre une simple irrégularité et une violation grave des règles de nomination (A), établissant ainsi un seuil de gravité élevé pour toute remise en cause du statut d’un juge (B).

A. La distinction entre l’irrégularité simple et la violation d’une règle fondamentale de nomination

La Cour examine les situations où des juges ont été nommés sur proposition d’un organe dont la composition a ensuite été déclarée inconstitutionnelle, ou à l’issue d’une procédure non transparente et sans recours juridictionnel. Elle juge que de telles irrégularités ne suffisent pas, à elles seules, à vicier la qualité de tribunal indépendant. La Cour précise que seule une irrégularité « d’une nature et d’une gravité telles qu’elle crée un risque réel que d’autres branches du pouvoir, en particulier l’exécutif, puissent exercer un pouvoir discrétionnaire indu » est susceptible de semer un doute légitime quant à l’indépendance du juge. Cette analyse différencie la présente affaire d’autres jurisprudences où les modifications législatives affectant l’organe de nomination des juges avaient été jugées comme renforçant délibérément l’influence des pouvoirs législatif et exécutif.

En l’espèce, les vices soulevés par la juridiction de renvoi, tels que des règles de mandat des membres du Conseil de la magistrature jugées inconstitutionnelles, ne sont pas considérés comme une violation fondamentale. La Cour exige que le vice de procédure mette en péril l’intégrité même du processus de nomination et l’imperméabilité du juge aux influences extérieures. Cette approche permet de distinguer les défauts techniques ou administratifs des manœuvres politiques visant à contrôler le pouvoir judiciaire.

B. Le seuil élevé d’atteinte à la garantie d’un tribunal indépendant

En conditionnant la remise en cause de l’indépendance d’un juge à la démonstration d’une violation grave et fondamentale, la Cour de justice établit un seuil de contrôle élevé. Cette position vise à garantir la stabilité de l’ordre juridique et la confiance des justiciables, en évitant qu’une multitude de décisions de justice puissent être invalidées pour des motifs purement procéduraux. La Cour cherche un équilibre entre le respect de l’État de droit, qui impose des procédures de nomination régulières, et la sécurité juridique, qui commande de ne pas fragiliser excessivement le statut des juges en fonction. L’exigence qu’un tribunal soit « établi par la loi » est ainsi interprétée de manière matérielle plutôt que strictement formelle.

La portée de cette décision est considérable pour les États membres confrontés à des réformes judiciaires controversées. Elle confirme que le contrôle opéré par l’Union européenne se concentre sur les atteintes substantielles au principe de séparation des pouvoirs. Les simples irrégularités, même si elles aboutissent à une déclaration d’inconstitutionnalité sur le plan interne, ne suffiront pas à déclencher une sanction au niveau européen si elles ne révèlent pas un risque concret de subordination du pouvoir judiciaire aux autres pouvoirs. La Cour préserve ainsi la substance de la garantie d’un tribunal indépendant sans pour autant s’ériger en juge de toutes les subtilités des procédures de nomination nationales.

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Hassan KOHEN
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