L’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, dans une formation de Grande chambre, vient préciser le régime juridique applicable aux services d’intermédiation numérique dans le secteur du transport de personnes. La décision répond à une question préjudicielle posée par une juridiction nationale, saisie d’un litige opposant une entreprise exploitant une application mobile à une autorité locale. Cette entreprise, par le biais de son application, mettait en relation des chauffeurs de taxi agréés et des clients souhaitant effectuer une course, en échange d’un abonnement payé par les chauffeurs. L’autorité locale entendait soumettre cette activité à un régime d’autorisation préalable, identique à celui applicable aux centrales de réservation de taxis traditionnelles.
L’entreprise a contesté cette exigence devant les juridictions nationales, arguant que son service relevait de la directive sur le commerce électronique et de la libre prestation des services, et ne pouvait donc être soumis à une telle autorisation. La juridiction de première instance lui a donné raison, mais la décision a été infirmée en appel, les juges du second degré considérant que le service était indissociable du service de transport et devait être réglementé comme tel. Face à cette divergence d’interprétation du droit de l’Union, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer pour interroger la Cour de justice sur plusieurs points. La question de droit centrale était de déterminer si un service d’intermédiation numérique, qui se limite à mettre en contact chauffeurs de taxi et passagers sans exercer de contrôle décisif sur la prestation de transport elle-même, constitue un « service de la société de l’information » et, dans l’affirmative, dans quelle mesure une réglementation nationale peut lui imposer un régime d’autorisation préalable.
En réponse, la Cour a jugé qu’un tel service relevait bien de la qualification de « service de la société de l’information ». Elle a cependant précisé que si certains principes du marché intérieur n’étaient pas applicables en l’absence d’élément d’extranéité, les régimes d’autorisation nationaux restaient soumis aux exigences posées par la directive relative aux services. La Cour a ainsi affirmé qu’une réglementation nationale qui subordonne un tel service à une autorisation préalable est contraire au droit de l’Union si les conditions de cette autorisation s’avèrent inadaptées ou disproportionnées au regard des spécificités du service numérique concerné.
Il en résulte une clarification importante de la frontière entre service numérique et service de transport (I), qui conduit à un contrôle renforcé des réglementations nationales qui entraveraient le développement de ces nouvelles formes d’activité économique (II).
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I. La qualification confirmée de service de la société de l’information
La Cour de justice consacre une part essentielle de son raisonnement à la nature juridique du service. Elle s’attache à le définir comme un service d’intermédiation autonome relevant de la société de l’information (A), en se fondant sur le critère déterminant de l’absence d’influence décisive du prestataire sur les conditions de la prestation de transport (B).
A. Un service d’intermédiation autonome
La Cour examine avec précision les caractéristiques de l’activité pour la confronter à la définition légale du service de la société de l’information. Elle rappelle qu’un tel service doit être fourni à distance, par voie électronique et à la demande individuelle d’un destinataire. En l’espèce, l’application pour téléphone intelligent répond manifestement à ces critères. La Cour écarte l’idée que ce service serait simplement un accessoire du service de transport. Elle le définit au contraire comme « un service d’intermédiation consistant, au moyen d’une application pour téléphone intelligent, à mettre en relation, contre rémunération, des personnes qui souhaitent effectuer un déplacement urbain et des chauffeurs de taxi autorisés ».
Cette qualification est primordiale car elle soustrait en principe l’activité au champ d’application de la politique commune des transports, pour la placer sous l’empire des directives relatives au commerce électronique et aux services dans le marché intérieur. La Cour établit ainsi une distinction nette entre le service numérique, qui facilite la conclusion d’un contrat, et le service sous-jacent, à savoir la course en taxi. En agissant de la sorte, elle reconnaît l’existence d’une prestation de service à part entière, dont l’objet est purement immatériel et se limite à la mise en contact des parties. Cette analyse confirme une jurisprudence antérieure qui tend à isoler les services d’intermédiation pure des services complexes où l’élément numérique est indissociable de la prestation finale.
B. L’absence d’influence décisive comme critère de distinction
Pour justifier cette qualification, la Cour s’appuie sur un faisceau d’indices révélant le faible degré de contrôle exercé par le prestataire sur le service de transport lui-même. Elle relève que la société « ne leur transmet pas les commandes, ne fixe pas le prix de la course ni n’en assure la perception auprès de ces personnes, qui paient celui-ci directement au chauffeur de taxi ». De plus, elle souligne que le prestataire « n’exerce pas davantage de contrôle sur la qualité des véhicules et de leurs chauffeurs ainsi que sur le comportement de ces derniers ». C’est cette absence d’emprise sur les éléments essentiels de la prestation de transport qui permet de distinguer le cas d’espèce d’autres affaires où des plateformes numériques avaient été qualifiées de prestataires de services de transport.
Ce critère de l’influence décisive devient ainsi le pivot de l’analyse. Un service d’intermédiation ne bascule dans la catégorie des services de transport que s’il exerce un contrôle tel qu’il apparaît comme l’organisateur de l’offre de transport. En l’absence d’une telle maîtrise, notamment sur le prix qui constitue un élément essentiel de la prestation, le service conserve sa nature de service de la société de l’information. Cette approche pragmatique offre une grille de lecture claire pour les régulateurs nationaux et les acteurs économiques, tout en réservant une marge d’appréciation pour les situations futures où le degré d’intégration entre la plateforme et le service physique serait plus ambigu.
II. L’encadrement de la réglementation nationale par la directive sur les services
Après avoir qualifié le service, la Cour examine les conséquences de cette qualification sur le pouvoir de réglementation des États membres. Si elle admet que certaines libertés fondamentales ne sont pas pertinentes dans un contexte purement interne (A), elle soumet néanmoins les régimes d’autorisation nationaux à un contrôle de proportionnalité strict au regard de la directive sur les services (B).
A. La mise à l’écart des dispositions relatives au marché intérieur dans un contexte interne
La Cour commence par une clarification procédurale importante en rappelant le champ d’application de certaines dispositions du droit de l’Union. Elle juge que « l’article 56 TFUE, l’article 3, paragraphes 2 et 4, de la directive 2000/31 ainsi que l’article 16 de la directive 2006/123/ce […] ne s’appliquent pas à un litige dont tous les éléments pertinents se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre ». Cette position, conforme à une jurisprudence constante, signifie que la liberté de prestation de services ne peut être invoquée lorsque la situation ne présente aucun élément d’extranéité. Le litige opposant une société établie dans un État membre à une autorité de ce même État, à propos d’un service fourni exclusivement sur ce territoire, ne relève donc pas de ces dispositions.
De même, la Cour écarte l’application de la notion de « règle technique » au sens de la directive 2015/1535, considérant qu’un régime d’autorisation générale ne constitue pas une spécification technique relative au service. Cette exclusion a pour effet de dispenser l’État membre de l’obligation de notifier un tel projet de réglementation à la Commission européenne. En restreignant ainsi le champ des dispositions applicables, la Cour reconnaît une sphère de compétence aux autorités nationales pour réglementer les activités économiques sur leur territoire, à condition toutefois de respecter d’autres exigences du droit de l’Union.
B. La soumission du régime d’autorisation aux exigences de nécessité et de proportionnalité
Le point décisif de l’arrêt réside dans l’application des articles 9 et 10 de la directive 2006/123, relative aux services dans le marché intérieur. Bien que le litige soit interne, ces articles, qui encadrent les régimes d’autorisation, sont jugés applicables. La Cour affirme qu’ils « s’opposent à une réglementation d’un État membre qui subordonne la fourniture d’un service d’intermédiation […] à l’obtention d’une autorisation préalable à l’exercice de leur activité, lorsque les conditions d’obtention de cette autorisation ne répondent pas aux exigences prévues à ces articles ». Le respect de ces exigences, notamment la non-discrimination, la nécessité et la proportionnalité, devient ainsi la condition de validité de la réglementation nationale.
La Cour insiste particulièrement sur le fait que les conditions imposées doivent être adaptées à la nature du service fourni. Elle renvoie à la juridiction nationale le soin de vérifier si la réglementation en cause n’impose pas des « exigences techniques inadaptées au service concerné ». Ce faisant, elle critique implicitement l’approche consistant à appliquer de manière indifférenciée aux plateformes numériques des règles conçues pour des opérateurs traditionnels. La portée de cette décision est considérable : elle oblige les autorités locales et nationales à ne pas se contenter d’étendre des réglementations existantes, mais à concevoir des cadres juridiques spécifiques, justifiés et proportionnés aux risques et aux caractéristiques propres des services de la société de l’information. L’arrêt constitue ainsi un frein aux tentatives de régulation qui, sous couvert de protection de l’ordre public, créeraient des barrières injustifiées à l’entrée sur le marché pour les nouveaux acteurs de l’économie numérique.