Par la décision commentée, la Cour de justice de l’Union européenne apporte des précisions essentielles sur l’articulation entre le droit de la consommation et la fourniture de services publics essentiels. En l’espèce, un consommateur avait emménagé dans une habitation où le raccordement au réseau public de distribution d’eau potable avait été maintenu par la société en charge de ce service. Cette dernière, qui opérait dans une situation de monopole et appliquait une tarification réglementée, a facturé au consommateur l’eau consommée. Le consommateur a contesté devoir payer ces sommes, arguant de l’absence de contrat formellement conclu entre les parties. Saisie d’un litige opposant le fournisseur au consommateur, la juridiction nationale a sursis à statuer afin de poser à la Cour de justice deux questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer, d’une part, si les directives européennes relatives à la protection des consommateurs encadrent les modalités de formation des contrats et, d’autre part, si le maintien d’un service de distribution d’eau dans ces circonstances pouvait être qualifié de « fourniture non demandée », pratique commerciale réputée déloyale en toutes circonstances. La Cour de justice répond par la négative à ces deux interrogations, considérant que le droit de l’Union ne régit pas la formation des contrats, qui relève de la compétence des États membres, et que la pratique décrite ne constitue pas une fourniture non demandée, sous réserve de conditions spécifiques laissées à l’appréciation du juge national.
I. Une délimitation claire des champs de compétence entre droit de l’Union et droit national
La Cour opère une distinction nette entre les règles de protection du consommateur harmonisées au niveau européen et les principes fondamentaux du droit des contrats relevant de la compétence nationale. Elle confirme ainsi l’autonomie des États membres quant aux modalités de formation du lien contractuel (A), tout en proposant une interprétation stricte de la notion de pratique commerciale déloyale (B).
A. La confirmation de l’exclusion de la formation du contrat du champ des directives européennes
L’arrêt rappelle avec force un principe cardinal de la répartition des compétences en affirmant que les textes européens sur la protection des consommateurs « ne régissent pas la formation des contrats ». La Cour de justice souligne que ni la directive 97/7/CE sur les contrats à distance, ni la directive 2011/83/UE relative aux droits des consommateurs n’ont pour objet d’harmoniser les conditions de validité d’un contrat, telles que l’échange des consentements. Cette solution réaffirme que le droit des obligations demeure, dans son essence, une prérogative des ordres juridiques nationaux.
En conséquence, la Cour renvoie à la juridiction nationale la charge « d’apprécier, conformément à la réglementation nationale, si un contrat peut être considéré comme conclu entre une société de distribution d’eau et un consommateur en l’absence de consentement exprès de ce dernier ». Cette approche consacre la diversité des systèmes juridiques internes, certains pouvant admettre la formation d’un contrat par l’effet d’actes matériels ou d’une acceptation tacite, notamment lorsque l’offre émane d’un service public en situation de monopole et que son exécution est initiée par le consommateur. La solution préserve ainsi l’équilibre des compétences et évite une immixtion du droit de l’Union dans le socle du droit civil des États membres.
B. L’interprétation restrictive de la notion de fourniture non demandée
Après avoir clarifié la question de la formation du contrat, la Cour se penche sur la qualification de la pratique au regard de la directive 2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales. L’enjeu était de savoir si le maintien d’un raccordement en eau constituait une « fourniture non demandée », interdite par le point 29 de l’annexe I de cette directive. La Cour écarte cette qualification en se fondant sur un faisceau de critères factuels précis qui, une fois réunis, dénaturent le caractère déloyal de la pratique.
Elle juge que la notion de fourniture non demandée « ne couvre pas une pratique commerciale d’une société de distribution d’eau potable consistant à maintenir le raccordement au réseau public de distribution d’eau ». Toutefois, cette exclusion est subordonnée à plusieurs conditions cumulatives que le juge de renvoi devra vérifier. Il faut notamment que le consommateur ne dispose pas d’un choix de fournisseur, que les tarifs soient transparents, non discriminatoires et fondés sur la consommation, et surtout, que le consommateur « sait que ladite habitation est raccordée au réseau public de distribution d’eau et que la fourniture d’eau est payante ». Cette interprétation pragmatique recentre la notion de fourniture non demandée sur les pratiques agressives visant à forcer la main d’un consommateur, ce qui n’est pas le cas d’une simple continuité de service pour un bien de première nécessité.
II. Une solution pragmatique adaptée aux spécificités des services essentiels
La décision commentée se distingue par son réalisme, en ce qu’elle prend en considération les contraintes propres à la distribution de services publics en réseau. La justification de la solution repose sur les particularités de la distribution d’eau (A), tout en responsabilisant le consommateur qui a une connaissance effective de la situation (B).
A. La justification de la solution par les particularités de la distribution d’eau
Le raisonnement de la Cour est implicitement guidé par la nature spécifique du service en cause. La distribution d’eau potable est un service essentiel, souvent assuré dans le cadre d’un monopole naturel ou légal, où la continuité de l’approvisionnement est un impératif de santé et de commodité publique. Exiger qu’une société interrompe systématiquement la fourniture entre deux occupants pour ensuite la rétablir après la conclusion d’un contrat formel créerait des contraintes disproportionnées et des désagréments injustifiés pour les usagers.
La Cour légitime ainsi une pratique qui répond à un besoin d’efficacité et de simplicité administrative, tant pour le fournisseur que pour le consommateur. Les conditions qu’elle pose, notamment l’absence de choix du fournisseur et la transparence des tarifs, agissent comme des garde-fous. Elles garantissent que la pratique ne dérive pas vers un abus de position dominante mais constitue bien une simple modalité de gestion d’un service public. La solution apparaît ainsi parfaitement adaptée à un contexte où le consommateur n’est pas sollicité par une entreprise en quête de nouveaux marchés, mais bénéficie passivement de la continuité d’un service indispensable à la vie courante.
B. La responsabilisation du consommateur face à une fourniture connue
En introduisant le critère de la connaissance par le consommateur, la Cour de justice opère un rééquilibrage notable. La protection conférée par le droit de la consommation n’a pas vocation à exonérer un individu de toute responsabilité lorsque celui-ci agit en parfaite connaissance de cause. Le fait pour un consommateur de savoir que son logement est raccordé et que ce service a un coût, et de décider néanmoins d’ouvrir le robinet, peut être analysé par le juge national comme un acte positif emportant des conséquences juridiques.
Cette approche évite que le droit de la consommation soit instrumentalisé pour permettre à un consommateur de bénéficier gratuitement d’un service payant. La protection contre les pratiques déloyales vise à préserver l’intégrité du consentement du consommateur face à des manœuvres commerciales trompeuses ou agressives. Elle ne saurait être étendue à une situation où le consommateur, pleinement informé, choisit délibérément de consommer un bien ou un service. La décision renforce donc l’idée qu’un consommateur averti ne peut se prévaloir des mêmes protections qu’un consommateur trompé ou contraint, dessinant ainsi les contours d’une protection juste et proportionnée.