Par une décision préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne précise les conditions de réévaluation de la base d’imposition à la taxe sur la valeur ajoutée dans le cadre de prestations de services entre une société mère et ses filiales. En l’espèce, une société mère fournissait à ses filiales divers services de gestion, financiers ou encore administratifs. La contrepartie de ces services était calculée sur la base des coûts engagés, majorés d’une marge bénéficiaire, tout en excluant certains coûts jugés propres à son statut d’actionnaire, comme les frais d’audit ou de levée de fonds. L’administration fiscale suédoise a remis en cause cette méthode. Elle a considéré que la contrepartie était inférieure à la valeur normale et a réévalué la base d’imposition en y intégrant l’ensemble des coûts supportés par la société mère, y compris lesdits frais d’actionnaire. Selon l’administration, les services fournis constituaient une prestation globale et unique, sans équivalent sur le marché, ce qui justifiait de recourir à une évaluation basée sur la totalité des dépenses. Saisie en dernière instance, la Cour suprême administrative de Suède a interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette approche avec la directive relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée. Il s’agissait de déterminer si les services fournis par une société mère à ses filiales peuvent être systématiquement qualifiés de prestation unique insusceptible de comparaison avec des services sur le marché libre, et, dans l’affirmative, si la totalité des coûts de la société mère doit alors servir de base au calcul de la valeur normale. La Cour de justice répond que les articles 72 et 80 de la directive TVA s’opposent à ce que les services fournis par une société mère à ses filiales soient, dans tous les cas, considérés comme une prestation unique, ce qui exclurait par principe un calcul de la valeur normale par comparaison. L’analyse de la Cour rejette une approche systématisée au profit d’un examen au cas par cas (I), renforçant ainsi l’interprétation stricte des dérogations au principe de la contrepartie subjective (II).
I. Le rejet d’une qualification systématique des prestations intragroupe en une prestation unique
La Cour de justice censure la prétention de l’administration fiscale à considérer, par principe, l’ensemble des services fournis par une société mère à ses filiales comme une opération unique. Elle rappelle la nécessité d’une analyse factuelle et individualisée des prestations (A), ce qui empêche de recourir par défaut à la méthode d’évaluation subsidiaire (B).
A. Le rappel de la nécessité d’une analyse factuelle et individualisée des prestations
La Cour réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle chaque opération doit, en principe, être considérée comme distincte et indépendante. La qualification de prestation unique est une exception qui suppose de prendre en considération toutes les circonstances de l’opération. Pour qu’une telle qualification soit retenue, il faut que les différents éléments fournis par l’assujetti « sont si étroitement liés qu’ils forment, objectivement, une seule prestation économique indissociable, dont la décomposition revêtirait un caractère artificiel ». La Cour applique ce critère aux faits de l’espèce, qui concernent des services de gestion d’entreprise, des services financiers, des services de gestion immobilière, des services d’investissement, ainsi que des services informatiques et d’administration du personnel. Elle juge qu’il « ne saurait être considéré que, par principe, de tels services sont si étroitement liés qu’ils forment, objectivement, une seule prestation économique indissociable et, partant, une prestation unique ». En effet, la nature variée de ces services suggère qu’ils conservent un caractère propre et identifiable, même lorsqu’ils sont fournis dans un cadre intragroupe. La simple existence de liens capitalistiques ne suffit pas à fusionner des prestations économiquement distinctes.
Ainsi, la qualification de prestation unique ne peut résulter d’une présomption fondée sur la seule relation entre la société mère et ses filiales.
B. L’exclusion d’un recours par défaut à la méthode d’évaluation subsidiaire
En écartant la qualification systématique de prestation unique, la Cour de justice tire une conséquence directe sur la méthode de détermination de la « valeur normale » prévue par la directive. L’article 80 de la directive TVA permet aux États membres, afin de prévenir la fraude ou l’évasion fiscales, de substituer à la contrepartie convenue la valeur normale de l’opération lorsque certains liens existent entre les parties et que la contrepartie est inférieure à cette valeur. La valeur normale est définie à l’article 72, premier alinéa, comme le montant qu’un preneur paierait dans des conditions de pleine concurrence à un prestataire indépendant. L’administration fiscale soutenait que, pour les services intragroupe, il était impossible de trouver une prestation comparable sur le marché, ce qui devait conduire à appliquer la méthode subsidiaire de l’article 72, second alinéa, à savoir un montant qui n’est pas inférieur aux dépenses engagées. Or, la Cour juge que cette conclusion est prématurée. C’est seulement si l’analyse factuelle démontre qu’il n’existe pas de services comparables que la méthode subsidiaire peut être envisagée. En refusant de considérer les prestations comme une offre unique par nature, la Cour impose à l’administration fiscale de rechercher d’abord s’il existe des services similaires sur le marché permettant une évaluation par comparaison, avant de pouvoir se fonder sur les coûts du prestataire.
Cette solution préserve la hiérarchie des méthodes d’évaluation et cantonne le recours à l’évaluation par les coûts à une hypothèse véritablement subsidiaire.
II. La portée de la solution : une interprétation stricte des mécanismes de correction de la base d’imposition
La décision de la Cour de justice a une portée significative en ce qu’elle encadre strictement le pouvoir des administrations fiscales de corriger la base d’imposition dans les transactions intragroupe. Elle confirme la primauté de la contrepartie subjective comme règle générale (A) et rappelle que la charge de la preuve pour l’application de la valeur normale incombe à l’administration fiscale (B).
A. La confirmation du principe de la contrepartie subjective comme règle générale
La Cour rappelle que la règle générale, énoncée à l’article 73 de la directive TVA, est que la base d’imposition est constituée par la contrepartie réellement obtenue par le fournisseur. Cette contrepartie, issue de l’accord des parties, est subjective et ne correspond pas nécessairement à une valeur objective de marché. L’article 80, qui permet de substituer la valeur normale à cette contrepartie, constitue une dérogation à ce principe fondamental. À ce titre, il doit faire l’objet d’une interprétation stricte. La Cour a déjà jugé que cet article vise à « prévenir la fraude et l’évasion fiscales ». En refusant que l’administration puisse appliquer de manière automatique un traitement spécifique aux prestations intragroupe, la Cour empêche que l’article 80 ne devienne un outil de redressement systématique des prix convenus entre sociétés liées, en dehors de toute situation avérée d’optimisation abusive. Cette décision offre ainsi une sécurité juridique aux groupes de sociétés, en réaffirmant que les prix qu’ils pratiquent entre eux sont en principe valables pour la détermination de l’assiette de la TVA, sauf si les conditions strictes de la dérogation sont établies.
La solution garantit que la simple existence de liens juridiques et financiers ne suffit pas à disqualifier la contrepartie convenue entre les parties.
B. La charge de la preuve incombant à l’administration fiscale pour l’application de la valeur normale
En filigrane, la décision renforce l’idée que l’administration fiscale supporte le fardeau de la preuve lorsqu’elle entend appliquer le mécanisme de correction de l’article 80. Pour écarter la contrepartie facturée, elle doit non seulement prouver l’existence des liens entre les parties et l’absence de droit à déduction complet du preneur, mais aussi et surtout que « la contrepartie est inférieure à la valeur normale ». Le présent arrêt précise que, pour établir cette dernière condition, l’administration ne peut se contenter d’affirmer qu’il n’existe pas de services comparables. Elle doit démontrer, après une analyse concrète des prestations fournies, l’impossibilité de recourir à la méthode de comparaison. C’est seulement à l’issue de cette démonstration qu’elle pourrait, le cas échéant, se fonder sur les coûts du prestataire. La Cour, en jugeant qu’il n’y avait pas lieu de répondre à la seconde question préjudicielle relative aux coûts à inclure, souligne d’ailleurs que cette question ne se pose que si la prémisse d’une prestation unique sans comparable est avérée. En rejetant cette prémisse comme principe général, elle rend l’interrogation sur le périmètre des coûts non pertinente à ce stade. La charge de la preuve est donc double pour l’administration : prouver l’inadéquation de la contrepartie et, pour ce faire, justifier la méthode d’évaluation de la valeur normale retenue.