Cour de justice de l’Union européenne, le 3 juin 2025, n°C-460/23

Par un arrêt en date du 3 juin 2025, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, s’est prononcée sur l’interprétation de la directive 2002/90/CE définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers. En l’espèce, une ressortissante d’un pays tiers s’était présentée à une frontière aéroportuaire italienne, accompagnée de deux mineures dont elle assurait la garde effective, sa fille et sa nièce. Tous trois étaient en possession de faux documents de voyage. Interpellée par les autorités, la personne adulte a été placée en état d’arrestation et a fait l’objet de poursuites pénales pour aide à l’entrée irrégulière sur le territoire national. Elle a par la suite déposé une demande de protection internationale, expliquant avoir fui son pays d’origine en raison de menaces pesant sur sa vie et celle de sa famille.

La juridiction de renvoi, le Tribunale di Bologna, saisie de l’affaire, a exprimé des doutes quant à la conformité de la législation italienne, qui réprime pénalement de tels agissements, avec le droit de l’Union. Le droit italien incrimine en effet toute personne qui favorise l’entrée irrégulière d’un étranger, ne prévoyant une exemption de responsabilité que pour les activités de secours et d’aide humanitaire fournies à des personnes se trouvant déjà sur le territoire national. Or, la directive 2002/90/CE, si elle impose aux États membres de sanctionner l’aide à l’entrée irrégulière, leur offre la faculté de ne pas sanctionner les comportements visant à apporter une aide humanitaire. Le juge italien a donc interrogé la Cour sur la validité de cette directive au regard de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, notamment de son article 7 sur le respect de la vie privée et familiale et de son article 24 sur les droits de l’enfant.

Il était donc demandé à la Cour de déterminer si l’infraction générale d’aide à l’entrée irrégulière, telle que définie par le droit de l’Union, doit être interprétée comme incluant le comportement d’une personne qui, dans le cadre de ses responsabilités familiales et pour assurer la protection de mineurs, facilite leur entrée sur le territoire d’un État membre en violation de la législation relative au franchissement des frontières.

À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que l’article 1er, paragraphe 1, sous a), de la directive 2002/90, lu à la lumière des articles 7 et 24 de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’un tel comportement ne relève pas de l’infraction générale d’aide à l’entrée irrégulière. Par conséquent, les dispositions de la Charte s’opposent à une législation nationale qui réprimerait pénalement de tels faits. La solution retenue par la Cour repose sur une interprétation téléologique et conforme aux droits fondamentaux (I), consacrant ainsi une immunité pénale de portée considérable pour les États membres (II).

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**I. L’interprétation téléologique de l’infraction d’aide à l’entrée irrégulière à la lumière des droits fondamentaux**

Pour exclure du champ de l’infraction le comportement en cause, la Cour de justice ne s’est pas contentée d’une analyse littérale du texte. Elle a mobilisé une interprétation fondée d’une part sur les objectifs poursuivis par la directive (A) et d’autre part sur la nécessité de préserver le contenu essentiel des droits fondamentaux garantis par la Charte (B).

**A. Une exclusion fondée sur la finalité de la lutte contre l’immigration clandestine**

La Cour rappelle tout d’abord que la directive 2002/90 vise à « s’attaquer à l’aide apportée à l’immigration clandestine » afin de lutter contre les réseaux d’exploitation des êtres humains. L’objectif du législateur de l’Union est de définir une infraction générale pour prévenir et réprimer les activités criminelles qui tirent profit de la migration. Or, le comportement d’une personne qui assure la protection des mineurs dont elle a la charge ne s’inscrit pas dans cette logique.

Comme le souligne la Cour, un tel agissement « constitue non pas une aide à l’immigration clandestine, que cette directive a pour finalité de combattre, mais résulte de la prise en charge, par cette personne, de la responsabilité personnelle qui lui incombe au titre de la garde qu’elle exerce à l’égard de ces mineurs ». Le geste n’est pas celui d’un passeur ou d’un tiers agissant dans le cadre d’un réseau, mais l’expression d’une obligation parentale ou quasi parentale. Cette analyse téléologique permet de distinguer l’aide délictueuse, motivée par un intérêt autre que la protection des personnes, de l’acte de solidarité familiale.

**B. Une exclusion commandée par le respect du contenu essentiel de la vie familiale et des droits de l’enfant**

L’argument décisif de la Cour repose sur une lecture de la directive à la lumière des droits fondamentaux. Elle combine les exigences de l’article 7 de la Charte, qui protège la vie familiale, et de son article 24, qui consacre l’intérêt supérieur de l’enfant comme une « considération primordiale ». La possibilité pour un parent et son enfant d’être ensemble représente un élément fondamental de la vie familiale. De plus, la responsabilité d’assurer les conditions de vie nécessaires au développement de l’enfant incombe au premier chef à la personne qui en a la charge.

Dès lors, interpréter la directive comme criminalisant l’acte d’une personne qui emmène avec elle les mineurs sous sa garde reviendrait à sanctionner l’accomplissement même de ses devoirs familiaux. Une telle interprétation entraînerait, selon la Cour, « une ingérence particulièrement grave dans le droit au respect de la vie familiale et des droits de l’enfant, au point qu’elle porterait atteinte au contenu essentiel de ces droits fondamentaux, au sens de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte ». Sanctionner pénalement une personne qui « se limite, en principe, à assumer concrètement une obligation inhérente à sa responsabilité personnelle » serait disproportionné et viderait ces droits de leur substance. C’est donc pour éviter une telle atteinte que la Cour écarte cette lecture de la directive.

Cette interprétation restrictive de l’infraction pénale n’est pas seulement une clarification bienvenue ; elle établit une véritable immunité dont les conséquences pour les États membres sont directes et contraignantes.

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**II. La consécration d’une immunité pénale impérative au nom de la solidarité familiale**

En jugeant que le comportement en cause ne relève pas de l’infraction visée par la directive, la Cour ne se borne pas à un simple exercice d’interprétation. Elle affirme la primauté des droits fondamentaux sur les objectifs de contrôle des frontières (A) et impose aux juridictions nationales une obligation claire et inconditionnelle (B).

**A. La primauté des droits fondamentaux sur la répression de l’entrée irrégulière**

La décision met en balance deux impératifs : la lutte contre l’immigration clandestine et la protection des droits fondamentaux. La Cour fait nettement prévaloir le second sur le premier dans le contexte particulier des liens familiaux unissant un adulte et des mineurs. La solution est renforcée par la référence à l’article 18 de la Charte, qui garantit le droit d’asile. La Cour rappelle que les demandeurs de protection internationale bénéficient d’une protection particulière, notamment en vertu de l’article 31 de la Convention de Genève qui interdit de leur appliquer des sanctions pénales du seul fait de leur entrée irrégulière.

En érigeant en infraction le fait pour une demanderesse d’asile d’être accompagnée des mineurs dont elle a la charge, un État membre risquerait de la dissuader de présenter une demande de protection, portant ainsi atteinte à l’effectivité de son droit. La Cour souligne que le maintien de l’unité familiale est un droit essentiel du réfugié et une obligation pour les États membres. Par conséquent, la criminalisation de l’entrée irrégulière de la cellule familiale est incompatible avec les garanties entourant le droit d’asile.

**B. La portée contraignante de la solution pour les ordres juridiques nationaux**

La Cour ne se limite pas à guider le juge national ; elle lui donne un ordre précis. Elle affirme que non seulement la directive doit être interprétée de manière conforme aux droits fondamentaux, mais que les États membres « ne sauraient instaurer, dans le droit national, des règles qui iraient au-delà de la portée de l’infraction générale d’aide à l’entrée irrégulière ». Autrement dit, le droit pénal national ne peut être plus sévère que le cadre défini par le droit de l’Union, tel qu’interprété par la Cour.

Plus encore, la Cour rappelle l’effet direct des articles 7 et 24 de la Charte. Si une juridiction nationale, comme en l’espèce, constate qu’il n’est pas possible d’interpréter sa législation de manière conforme, elle est tenue « d’assurer, dans le cadre de ses compétences, la protection juridique découlant pour les justiciables de ces articles et de garantir le plein effet de ceux-ci en laissant au besoin inappliqué » la disposition nationale contraire. Cette injonction d’écarter la loi nationale est la manifestation la plus forte de la primauté du droit de l’Union. La Cour ne crée pas une simple clause d’exemption humanitaire facultative, mais une immunité pénale obligatoire, fondée sur les droits fondamentaux, qui s’impose à tous les États membres.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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