Par un arrêt du 3 mai 2011, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en grande chambre, a précisé la répartition des compétences entre la Commission européenne et les autorités nationales de concurrence pour l’application de l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. À la suite d’une enquête, une autorité nationale de concurrence avait conclu qu’une entreprise en position dominante n’avait pas commis d’abus prohibé par le droit de la concurrence. L’autorité avait alors adopté une décision constatant l’absence d’infraction au droit national, mais avait prononcé un non-lieu à statuer concernant l’application de l’article 102 du Traité, estimant ne pas avoir la compétence pour adopter une décision formelle de non-infraction sur le fondement du droit de l’Union. Saisie d’un recours par une entreprise concurrente, une juridiction de première instance puis une cour d’appel annulèrent cette décision, jugeant que l’autorité nationale aurait dû constater formellement l’absence d’infraction à l’article 102 du Traité. L’autorité de concurrence a alors formé un pourvoi devant la juridiction suprême nationale, qui a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de savoir si l’article 5 du règlement n° 1/2003 s’oppose à ce qu’une autorité de concurrence nationale puisse adopter une décision concluant à l’absence de violation de l’article 102 du Traité lorsqu’elle estime qu’aucune pratique abusive n’a eu lieu. La Cour de justice répond que le règlement réserve à la seule Commission la compétence d’adopter de telles décisions négatives sur le fond. Elle précise que lorsqu’une autorité nationale estime que les conditions d’une interdiction ne sont pas réunies, elle peut seulement « décider qu’il n’y a pas lieu pour elles d’intervenir ». Cette solution, qui découle d’une interprétation stricte des pouvoirs dévolus aux autorités nationales (I), emporte des conséquences significatives sur l’articulation des ordres juridiques nationaux et de l’Union (II).
I. L’interprétation stricte des compétences des autorités nationales de concurrence
La Cour fonde sa décision sur une analyse littérale et téléologique du règlement n° 1/2003, qui conduit à affirmer une compétence exclusive de la Commission pour les décisions de non-infraction (A), afin de préserver l’application uniforme du droit de la concurrence (B).
A. L’affirmation d’une compétence exclusive de la Commission
La Cour de justice opère une lecture combinée des articles 5 et 10 du règlement pour délimiter les pouvoirs des autorités nationales. L’article 5 énumère de manière limitative les décisions qu’une autorité nationale peut adopter, lesquelles incluent principalement des mesures visant à sanctionner une infraction, comme l’ordre de cessation, l’acceptation d’engagements ou l’infliction d’amendes. En cas d’absence d’infraction, ce même article prévoit une unique possibilité : celle de « décider qu’il n’y a pas lieu pour elles d’intervenir ». La Cour souligne que « le libellé de cette dernière disposition indique clairement que, dans une telle situation, la compétence de l’autorité de concurrence nationale est limitée à l’adoption d’une décision de non-lieu à intervenir ». En parallèle, l’article 10 du règlement attribue expressément à la Commission le pouvoir de constater, par voie de décision, que l’article 102 du Traité est inapplicable. Cette compétence est présentée par le quatorzième considérant du règlement comme un pouvoir exceptionnel visant à « clarifier le droit et d’en assurer une application cohérente ». La structure du règlement établit donc une distinction nette entre les pouvoirs de constatation positive d’infraction, largement partagés, et le pouvoir de constatation négative, qui demeure une prérogative de la Commission.
B. La préservation de l’application uniforme du droit de l’Union
Au-delà de l’interprétation textuelle, la Cour justifie sa position par l’objectif fondamental du règlement, qui est d’assurer l’application efficace et uniforme des règles de concurrence dans toute l’Union. Permettre aux autorités nationales de prendre des décisions négatives contraignantes sur le fond présenterait un risque majeur pour cette cohérence. Une telle décision « risquerait de porter atteinte à l’application uniforme des articles 101 TFUE et 102 TFUE […] dès lors qu’elle pourrait empêcher la Commission de constater ultérieurement que la pratique en cause constitue une infraction ». En d’autres termes, une décision nationale de non-infraction pourrait paralyser l’action de la Commission, gardienne des traités, et fragmenter l’application du droit de la concurrence. La solution retenue par la Cour vise donc à préserver le rôle central de la Commission au sein du réseau européen de la concurrence et à garantir que le système de coopération instauré par le règlement ne soit pas compromis. La Cour réaffirme ainsi que les constatations négatives sont réservées à la Commission, même lorsque l’article 102 du Traité est appliqué dans le cadre d’une procédure nationale.
II. Les conséquences de la compétence limitée des autorités nationales
La décision de la Cour de justice a des répercussions importantes, d’une part en consacrant la primauté et l’effet direct du règlement sur les droits procéduraux nationaux (A), et d’autre part en clarifiant la nature juridique des décisions de clôture prises par les autorités nationales (B).
A. La primauté du règlement sur le droit procédural national
La seconde question posée par la juridiction de renvoi portait sur la situation où le droit national imposerait à l’autorité de concurrence de clore sa procédure par une décision formelle de non-infraction. La Cour de justice répond sans équivoque en rappelant le principe de l’applicabilité directe des règlements de l’Union, consacré par l’article 288 du Traité. Elle juge que l’article 5, second alinéa, du règlement n° 1/2003 « est d’application directe et s’oppose à l’application d’une règle de droit national qui imposerait de clore une procédure relative à l’application de l’article 102 TFUE par une décision constatant l’absence de violation dudit article ». Cette affirmation de la primauté et de l’effet direct garantit que le mécanisme de répartition des compétences fonctionne de manière homogène dans tous les États membres, indépendamment de leurs spécificités procédurales. Une autorité nationale confrontée à une disposition de droit interne contraire au règlement a donc l’obligation d’écarter cette disposition et d’appliquer directement la solution prévue par le droit de l’Union, à savoir l’adoption d’une simple décision de non-lieu à intervenir.
B. La nature procédurale de la décision de non-lieu à intervenir
En limitant le pouvoir des autorités nationales à la seule décision de non-lieu à intervenir, la Cour de justice en précise la nature et la portée. Il ne s’agit pas d’une décision sur le fond qui blanchirait la pratique de l’entreprise et lui conférerait une sécurité juridique absolue. Il s’agit plutôt d’une décision de nature procédurale, par laquelle une autorité de concurrence décide, sur la base des informations dont elle dispose, de clore son instruction et de ne pas donner suite à l’affaire. Cette clôture n’a qu’une autorité relative : elle met fin à l’intervention de cette autorité spécifique, mais n’empêche ni la Commission, ni une autre autorité de concurrence, ni une juridiction nationale de se pencher ultérieurement sur les mêmes faits. Pour l’entreprise concernée, cette solution offre une sécurité juridique limitée, car elle ne la met pas à l’abri de futures poursuites. Elle constitue cependant le point d’équilibre trouvé par le législateur de l’Union pour concilier l’autonomie procédurale des États membres avec la nécessité d’une application centralisée et cohérente des règles de concurrence de l’Union.