Par un arrêt rendu par sa troisième chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les modalités d’application de la taxe sur la valeur ajoutée dans le cadre de la commercialisation de cartes téléphoniques prépayées. En l’espèce, un opérateur de télécommunications vendait à un distributeur des cartes contenant les informations nécessaires pour passer des appels internationaux via son infrastructure. Ce distributeur revendait ensuite ces cartes, en son nom et pour son propre compte, à des utilisateurs finals, soit directement, soit par l’intermédiaire de grossistes ou de détaillants. Confrontée à ce circuit de distribution, une juridiction nationale a interrogé la Cour sur la nature et le nombre des prestations de services effectuées par l’opérateur initial aux fins de l’assujettissement à la TVA.
La question préjudicielle soulevée visait essentiellement à déterminer si, au regard de l’article 2, point 1, de la sixième directive TVA, l’opérateur de téléphonie accomplit une seule opération taxable au moment de la vente de la carte au distributeur, ou s’il réalise une seconde prestation de services au profit de l’utilisateur final lorsque celui-ci utilise la carte pour effectuer un appel. Trois interprétations étaient envisageables : l’existence d’une prestation unique au profit du distributeur, celle d’une prestation unique au profit de l’utilisateur final, ou encore celle de deux prestations distinctes. Il s’agissait donc pour la Cour de déterminer si un opérateur de télécommunications, en vendant des cartes prépayées à un distributeur qui les revend à des utilisateurs finals, effectue une unique prestation de services taxable au profit du distributeur, ou s’il accomplit une seconde prestation au bénéfice de l’utilisateur final au moment de l’utilisation effective de la carte.
À cette question, la Cour répond que l’opérateur fournit une seule prestation de services de télécommunications à titre onéreux, et ce, au seul profit du distributeur. Elle exclut l’existence d’une seconde prestation taxable lors de l’utilisation de la carte par le consommateur. La solution de la Cour repose sur une application rigoureuse des principes fondamentaux de la TVA, en particulier la nécessité d’un lien juridique direct entre le prestataire et le bénéficiaire de l’opération (I), et emporte des conséquences significatives pour la sécurisation des chaînes de distribution de services prépayés (II).
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I. La qualification de la prestation de services à l’aune des principes directeurs de la TVA
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse stricte des conditions d’assujettissement à la TVA, ce qui la conduit d’abord à identifier une prestation de services unique et onéreuse (A), puis à déterminer que le distributeur en est le seul et unique bénéficiaire (B).
A. L’identification d’une prestation unique à titre onéreux
Pour la Cour, l’existence d’une opération taxable suppose un rapport juridique caractérisé par un échange de prestations réciproques. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une prestation n’est effectuée « à titre onéreux » que si « la rétribution perçue par le prestataire constitu[e] la contre-valeur effective du service fourni au bénéficiaire ». Or, dans le schéma contractuel analysé, l’opérateur de télécommunications ne reçoit qu’un seul paiement, celui qui lui est versé par le distributeur lors de l’achat des cartes téléphoniques.
Dès lors, la Cour en déduit logiquement qu’il ne peut y avoir deux prestations de services distinctes et successives de la part du même opérateur. En effet, comme le souligne le point 32 de l’arrêt, « il ne saurait être considéré que l’opérateur de téléphonie fournit deux prestations de services à titre onéreux au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la sixième directive, l’une au distributeur et l’autre à l’utilisateur final ». Cette position écarte toute possibilité de double imposition pour une même chaîne de valeur et ancre l’analyse dans la réalité économique de la transaction initiale, où se situe le seul flux financier direct vers le prestataire de services.
Une fois établie l’unicité de la prestation, il incombait à la Cour d’en identifier le bénéficiaire effectif, ce qui supposait de déterminer avec qui l’opérateur entretenait un véritable rapport juridique d’échange.
B. La détermination du distributeur comme seul bénéficiaire du service
La Cour procède par élimination en examinant successivement les liens unissant l’opérateur au distributeur et à l’utilisateur final. Elle constate qu’il existe un échange de prestations réciproques uniquement entre l’opérateur et le distributeur. En vendant la carte, l’opérateur transfère au distributeur « le droit d’utiliser cette infrastructure pour passer de tels appels », ce qui constitue bien un service de télécommunications au sens large de la directive. En contrepartie, le distributeur verse un prix convenu, matérialisant ainsi le lien direct requis par la jurisprudence.
En revanche, un tel lien direct fait défaut entre l’opérateur et l’utilisateur final. Plusieurs éléments factuels le confirment : le distributeur agit « en son nom propre ainsi que pour son propre compte », le prix de revente final n’est pas maîtrisé par l’opérateur et peut différer de la valeur nominale de la carte, et l’identité de l’utilisateur final est inconnue de l’opérateur. La Cour conclut donc qu’il « ne saurait être considéré que, par son paiement à l’opérateur de téléphonie, le distributeur transmet uniquement la rétribution payée par l’utilisateur final à l’opérateur de téléphonie et crée ainsi un lien direct entre ceux-ci ». L’opération taxable est donc bien la vente initiale de la carte, qui matérialise la cession du droit d’usage du service de télécommunication.
En clarifiant ainsi le fait générateur et le redevable de la taxe, la Cour tire les conséquences pratiques de son analyse et assure la cohérence du système commun de la TVA.
II. La portée de la solution pour la chaîne de distribution de services prépayés
La décision de la Cour ne se limite pas à une simple application mécanique des règles de la TVA ; elle consacre une approche pragmatique qui renforce la sécurité juridique des opérations commerciales complexes (A) et garantit par là même la neutralité et l’effectivité de l’impôt (B).
A. La consécration d’une approche économique et pragmatique de l’opération
En choisissant de taxer la prestation au moment de la vente au distributeur, la Cour opte pour une solution simple et fonctionnelle. Lier le fait générateur à l’utilisation effective de la carte par un consommateur final inconnu aurait créé des difficultés pratiques insurmontables pour l’opérateur, notamment pour déterminer l’assiette de la taxe, le taux applicable et le moment de son exigibilité. La solution retenue rattache l’imposition à une transaction clairement identifiée entre deux assujettis, dont tous les éléments sont connus.
Cette approche reflète la réalité économique de l’opération : ce que l’opérateur vend au distributeur n’est pas simplement un support physique, mais un droit d’accès à un service, lequel possède une valeur économique propre qui peut être commercialisée. Le distributeur acquiert un stock de droits d’appel qu’il gère et revend comme n’importe quel autre bien ou service. La Cour reconnaît ainsi que le service de télécommunications est fourni dès lors que le droit de l’utiliser est cédé, et non lorsque ce droit est exercé.
Cette approche pragmatique permet de garantir le respect des principes fondamentaux qui gouvernent la taxe sur la valeur ajoutée.
B. La garantie de la neutralité et de l’effectivité de la taxe
La portée principale de cet arrêt réside dans sa capacité à assurer le bon fonctionnement du mécanisme de la TVA dans une chaîne de distribution. En qualifiant la vente initiale de taxable, la Cour permet au distributeur, en sa qualité d’assujetti, d’exercer son droit à déduction sur la TVA payée en amont. De même, les transactions ultérieures, comme la revente par le distributeur à un détaillant ou à l’utilisateur final, seront elles-mêmes soumises à la TVA sur la marge ajoutée à chaque étape.
Comme le souligne la Cour, ce système garantit que « la taxe ne frappe, à chaque stade, que la valeur ajoutée et soi[t], en définitive, supportée par le consommateur final ». En taxant la dernière vente à l’utilisateur final sur le prix effectivement payé par celui-ci, le principe de proportionnalité de l’impôt est pleinement respecté. La solution assure donc une parfaite neutralité pour les intermédiaires et garantit que la charge fiscale pèse in fine sur la consommation, conformément à la nature même de la TVA. Cet arrêt clarifie ainsi de manière décisive le traitement fiscal des services prépayés vendus par l’intermédiaire de tiers, offrant une sécurité juridique bienvenue pour un modèle économique de plus en plus répandu.