La Cour de justice de l’Union européenne, en sa Grande chambre, a rendu le 6 octobre 2025 une décision fondamentale relative à la recevabilité des renvois préjudiciels. Cette affaire interroge la qualification de juridiction au sens de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne pour un organisme national de contrôle ferroviaire. Une entreprise de transport a contesté devant cette autorité administrative centrale les conditions d’accès aux infrastructures fixées par un gestionnaire de réseau public. L’organisme de régulation, doutant de la conformité de la réglementation nationale à la directive 2012/34, a décidé de surseoir à statuer pour interroger le juge de l’Union. Les questions portaient sur la nature des installations de service et sur la possibilité pour le gestionnaire de modifier unilatéralement les redevances d’utilisation. La Grande chambre déclare la demande irrecevable, estimant que l’entité n’exerce pas, dans ce litige précis, des fonctions de nature proprement juridictionnelle.
Le rappel des faits souligne que le litige est né de la publication d’un document de référence fixant les règles d’accès au réseau ferré. L’entreprise requérante estimait que les tarifs imposés étaient discriminatoires et contraires au droit de l’Union européenne. La procédure devant l’organisme de contrôle national suivait les règles du code de procédure administrative de l’État membre concerné. Ce dernier a toutefois éprouvé des difficultés d’interprétation concernant la qualification des lieux de chargement en tant qu’infrastructures ferroviaires. Le problème de droit repose sur la capacité d’une autorité de régulation sectorielle à être reconnue comme une juridiction habilitée au renvoi. Pour la Cour, l’exercice de fonctions de surveillance des marchés est par essence administratif et ne permet pas d’accéder à la procédure préjudicielle.
I. La prépondérance du critère fonctionnel dans l’appréciation de l’activité décisionnelle
A. L’exigence d’une procédure destinée à aboutir à une décision de nature juridictionnelle
La Cour précise qu’une juridiction nationale n’est habilitée à la saisir que si elle est appelée à statuer dans un cadre strictement juridictionnel. Elle souligne que « un organisme national peut être qualifié de « juridiction », au sens de l’article 267 TFUE, lorsqu’il exerce des fonctions juridictionnelles ». L’existence d’un litige pendant ne suffit pas si l’autorité remplit d’autres missions de nature administrative ou de surveillance. L’organisme de contrôle ferroviaire agit ici comme une autorité autonome chargée de veiller à l’utilisation équitable des infrastructures. Son activité consiste davantage à prendre position sur une plainte qu’à trancher un contentieux entre deux parties indépendantes. L’analyse de la fonction exercée impose ainsi de distinguer les missions de simple régulateur de celles dévolues au juge.
B. L’incompatibilité des prérogatives d’auto-saisine avec l’office du juge
Le pouvoir d’engager des procédures d’office constitue un indice déterminant pour écarter la qualification de juridiction au sens du droit européen. La Cour observe que l’organisme est « habilité à assurer le suivi de la situation de la concurrence » et peut intervenir sans plainte préalable. Elle rappelle que « constituent des indices que l’organisme en cause exerce des fonctions non pas juridictionnelles mais administratives le pouvoir d’engager des procédures d’office ». Le juge administratif ou civil ne dispose pas habituellement d’une telle faculté de se saisir lui-même pour prononcer des sanctions. L’exercice de ces compétences de police économique est incompatible avec la passivité requise pour l’exercice d’une fonction de jugement impartiale. L’examen de la nature des compétences exercées par l’autorité nationale conduit nécessairement à s’interroger sur son positionnement organique au sein de l’État.
II. L’étroite corrélation entre le rôle de régulateur et l’absence d’impartialité structurelle
A. L’assimilation des missions de surveillance sectorielle à une activité de nature administrative
Les missions de régulation visent à assurer le bon fonctionnement d’un marché spécifique par des interventions techniques et économiques régulières. Le juge de l’Union affirme que « l’activité de contrôle sectoriel et de surveillance des marchés est, essentiellement, de nature administrative ». Cette fonction implique l’exercice de compétences qui sont totalement étrangères à celles traditionnellement attribuées aux cours et tribunaux nationaux. L’autorité administrative prend des décisions contraignantes pour corriger les distorsions de concurrence sans se limiter à une analyse de pure légalité. Elle intervient directement dans les négociations entre les entreprises et le gestionnaire pour garantir le respect des redevances d’infrastructure. La qualification administrative de ces missions de surveillance se trouve renforcée par l’analyse du statut procédural de l’organisme devant les cours supérieures.
B. La perte de la qualité de tiers impartial lors des procédures de contrôle juridictionnel
La notion de juridiction suppose que l’autorité possède la qualité de tiers par rapport à l’organe ayant adopté l’acte contesté. La décision rendue par l’organisme de contrôle peut toutefois faire l’objet d’un recours devant les véritables tribunaux de l’État membre. La Cour relève que lors de ces recours, l’organisme a souvent « le statut de partie défenderesse » ou le droit de déposer des observations. Elle en déduit que « la notion de « juridiction » […] ne peut, par essence même, désigner qu’une autorité qui a la qualité de tiers ». Une entité qui défend son propre acte devant un juge ne peut être considérée comme un organe de jugement indépendant. L’absence de séparation stricte entre les fonctions de décision administrative et les fonctions de représentation judiciaire clôt définitivement le débat.