Par un arrêt en date du 3 mars 2005, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la qualification d’aide d’État d’une mesure fiscale dérogatoire. En l’espèce, un médecin spécialiste en art dentaire, exerçant dans un État membre, a vu son activité passer d’un régime d’assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) à un régime d’exonération, en application du droit national transposant une directive. Toutefois, une loi fédérale spécifique prévoyait que ce changement de régime n’entraînerait pas, pour les médecins, la régularisation des déductions de TVA opérées sur les biens d’investissement acquis avant le changement de régime. Cette régularisation, qui consiste en un reversement partiel de la TVA déduite, est pourtant une obligation découlant du système commun de la TVA.
Le litige a pris naissance lorsque l’administration fiscale nationale, lors d’un contrôle, a procédé à cette régularisation, estimant que la loi qui l’en dispensait constituait une aide d’État illégale car non notifiée à la Commission. Le praticien a contesté ce redressement, invoquant la lettre de la loi nationale qui excluait expressément cette régularisation. La juridiction administrative suprême, saisie du litige, a alors posé une question préjudicielle à la Cour de justice. Elle cherchait à savoir si une disposition nationale qui, pour un groupe professionnel déterminé, écarte l’obligation de régulariser la TVA initialement déduite sur des biens d’investissement, alors que ces biens sont désormais utilisés pour des opérations exonérées, doit être qualifiée d’aide d’État au sens de l’article 92 du traité CE (devenu article 87 TFUE). La Cour a répondu par l’affirmative, jugeant qu’une telle mesure remplit bien les conditions pour être qualifiée d’aide d’État.
La solution retenue par la Cour repose sur une analyse méthodique des critères constitutifs de la notion d’aide d’État, réaffirmant leur application rigoureuse (I). Par conséquent, elle écarte les justifications présentées par l’État membre, qui visaient à légitimer la mesure en raison de ses objectifs ou du contexte économique (II).
I. La qualification d’aide d’État par une application rigoureuse des critères cumulatifs
La Cour examine successivement les quatre conditions cumulatives de la notion d’aide d’État, à savoir une intervention de l’État, un avantage sélectif, une distorsion de la concurrence et une affectation des échanges entre États membres. Elle consacre l’existence d’un avantage économique faussant la concurrence (A) et retient une approche large quant à la sélectivité de la mesure et son impact sur le commerce intracommunautaire (B).
A. La consécration d’un avantage économique et d’une distorsion de la concurrence
La Cour identifie sans difficulté la présence d’un avantage accordé aux médecins. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la notion d’aide comprend non seulement des prestations positives, mais également « des interventions qui, sous des formes diverses, allègent les charges qui grèvent normalement le budget d’une entreprise ». En l’occurrence, l’obligation de régulariser les déductions de TVA en cas de changement d’affectation d’un bien d’investissement est une charge normale inhérente au système commun de la TVA. En dispensant les médecins de ce reversement, la loi nationale leur confère un avantage financier direct, en leur permettant de conserver des montants qui auraient dû être restitués au Trésor public.
Cet avantage entraîne nécessairement une distorsion de la concurrence. La Cour considère que « les aides qui visent à libérer une entreprise des coûts qu’elle aurait normalement dû supporter dans le cadre de sa gestion courante ou de ses activités normales, faussent en principe les conditions de concurrence ». En allégeant les charges d’un groupe spécifique de professionnels, la mesure renforce leur position concurrentielle par rapport aux autres opérateurs économiques qui, eux, restent soumis à l’obligation de régularisation. De plus, elle crée une distorsion entre les médecins de cet État membre et ceux établis dans d’autres États où une telle dispense n’existe pas, affectant ainsi les conditions de la concurrence sur le marché des soins médicaux.
B. L’interprétation extensive de l’affectation des échanges et de la sélectivité
La Cour confirme son approche extensive de la condition relative à l’affectation des échanges entre États membres. L’argument selon lequel les soins médicaux auraient un caractère principalement local et que les montants en jeu seraient faibles est rejeté. La Cour rappelle qu’il « n’existe pas de seuil ou de pourcentage en dessous duquel on peut considérer que les échanges entre États membres ne sont pas affectés ». La simple possibilité qu’une mesure renforce la position d’une entreprise par rapport à des concurrents engagés dans le commerce intracommunautaire suffit. Dans le cas présent, la concurrence transfrontalière pour des soins, notamment dans les zones frontalières, n’étant pas exclue, cette condition est jugée remplie.
Quant à la sélectivité, la Cour précise que le fait que la mesure bénéficie à tout un secteur d’activité, en l’occurrence les professions médicales, ne lui ôte pas son caractère sélectif. Une mesure est sélective dès lors qu’elle favorise « certaines entreprises ou certaines productions » par rapport à d’autres se trouvant dans une situation factuelle et juridique comparable au regard de l’objectif du régime. Ici, les médecins sont favorisés par rapport à tous les autres assujettis à la TVA qui, lors d’un passage à un régime d’exonération, doivent procéder à la régularisation des déductions. La mesure déroge donc au régime commun de la TVA au profit d’un groupe spécifique, ce qui suffit à établir sa sélectivité.
II. Le rejet des justifications fondées sur la logique du système et la nature de la mesure
Après avoir établi que les critères de l’aide d’État sont réunis, la Cour se penche sur les arguments visant à justifier la mesure et à la soustraire à cette qualification. Elle rejette fermement les justifications basées sur un prétendu objectif social ou sur la nature du système (A), tout comme elle écarte l’idée qu’un État membre puisse corriger unilatéralement un désavantage concurrentiel (B).
A. L’inefficacité des justifications tirées de l’objectif social ou de la nature du système fiscal
La Cour rappelle un principe fondamental du droit des aides d’État : la qualification d’une mesure dépend de ses effets, et non de ses causes ou de ses objectifs. Ainsi, « le simple fait qu’une mesure poursuit un but social ne suffit pas à la faire échapper d’emblée à la qualification d’aide ». L’intention du législateur, fût-elle de soutenir le secteur de la santé, est indifférente si la mesure produit les effets d’une aide d’État, à savoir l’octroi d’un avantage sélectif qui fausse la concurrence.
De même, l’argument selon lequel la mesure serait justifiée « par la nature ou l’économie générale du système » est écarté. Pour qu’une telle justification soit admise, il faut que la mesure différenciatrice découle directement des principes de base ou de la logique interne du système en question. Or, en l’espèce, la dispense de régularisation constitue une dérogation externe au système de la TVA, dont la logique voudrait au contraire qu’une telle régularisation ait lieu pour garantir la neutralité de la taxe. La mesure n’est donc pas inhérente au système fiscal, mais une exception ponctuelle et sectorielle.
B. Le refus de la correction unilatérale des désavantages concurrentiels
L’un des arguments avancés était que la mesure visait à compenser un désavantage subi par les médecins de cet État membre par rapport à leurs confrères d’autres États, où les prestations médicales étaient déjà exonérées de TVA. La Cour rejette catégoriquement cette justification, qui reviendrait à permettre aux États membres de s’affranchir des règles de concurrence en se faisant juges de l’équilibre du marché unique.
Elle réaffirme avec force que « la circonstance qu’un État membre cherche à rapprocher, par des mesures unilatérales, les conditions de concurrence existant dans un certain secteur économique de celles prévalant dans d’autres États membres ne saurait enlever à ces mesures le caractère d’aides ». Admettre une telle pratique ouvrirait la porte à une spirale de subventions et contre-subventions, sapant les fondements même du contrôle des aides d’État qui est une compétence exclusive de la Commission. La Cour réitère ainsi que le rééquilibrage des conditions de concurrence sur le marché intérieur ne peut résulter d’initiatives nationales unilatérales prenant la forme d’aides.