Par l’arrêt commenté, la Cour de justice de l’Union européenne précise les modalités de totalisation des périodes d’assurance en matière de pensions de retraite, lorsqu’une législation nationale instaure une limite à la prise en compte des périodes non contributives. Une assurée de nationalité polonaise a sollicité la liquidation de sa pension de retraite anticipée après avoir atteint l’âge de cinquante-cinq ans. Elle justifiait de périodes d’assurance accomplies en Pologne, comprenant des périodes contributives, des périodes non contributives et des périodes d’emploi agricole, ainsi que de périodes contributives accomplies sur le territoire de l’ex-République socialiste tchécoslovaque. L’organisme de sécurité sociale polonais a rejeté sa demande au motif que la période d’assurance minimale de trente ans n’était pas atteinte. Pour parvenir à cette conclusion, il a appliqué une disposition du droit national limitant la prise en compte des périodes non contributives au tiers des seules périodes contributives accomplies en Pologne, excluant ainsi de sa base de calcul les périodes acquises dans un autre État membre.
L’assurée a contesté cette décision devant les juridictions nationales. Le tribunal régional de Nowy Sącz, puis la cour d’appel de Cracovie par un arrêt du 5 août 2008, lui ont donné raison, jugeant que la totalisation des périodes d’assurance imposait de prendre en compte l’ensemble des périodes contributives, y compris celles accomplies à l’étranger, pour calculer le plafond applicable aux périodes non contributives. L’organisme de sécurité sociale s’est pourvu en cassation, soutenant que cette interprétation était contraire au règlement (CEE) n° 1408/71. Il arguait qu’il fallait d’abord appliquer le droit national de manière isolée, puis, uniquement en cas de durée insuffisante, ajouter les périodes étrangères. Face à cette divergence d’interprétation, la juridiction suprême polonaise a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de déterminer si, pour l’application d’une règle nationale limitant les périodes non contributives par rapport aux périodes contributives, l’institution compétente devait tenir compte uniquement des périodes d’assurance nationales ou de l’ensemble des périodes acquises dans l’Union européenne.
La Cour de justice répond que l’article 45, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71 s’oppose à une pratique nationale restrictive. Elle affirme que pour déterminer la période d’assurance minimale requise par le droit national, l’institution compétente « doit prendre en considération, pour les besoins de la détermination de la limite que ne peuvent excéder les périodes de cotisation non contributives par rapport aux périodes de cotisation contributives, telle que prévue par la réglementation de cet État membre, toutes les périodes d’assurance acquises durant le parcours professionnel du travailleur migrant, y compris celles acquises dans d’autres États membres ». La solution repose sur une application rigoureuse du principe de totalisation afin de garantir l’effectivité de la libre circulation des travailleurs (I), ce qui conduit à neutraliser toute réglementation nationale susceptible de la pénaliser (II).
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I. L’application extensive du principe de totalisation à une règle de calcul nationale
La Cour fonde sa décision sur une interprétation finaliste des règles de coordination des systèmes de sécurité sociale, en réaffirmant le rôle central du principe de totalisation (A) pour sanctionner une discrimination indirecte à la libre circulation (B).
A. La réaffirmation de la finalité du principe de totalisation
La décision s’articule autour de l’article 45, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71. Ce texte organise le principe de totalisation des périodes d’assurance pour l’acquisition du droit à des prestations de vieillesse. La Cour rappelle que ce règlement instaure un système de coordination, et non d’harmonisation, laissant aux États membres la compétence pour définir les conditions d’octroi de leurs prestations. Toutefois, cette compétence doit s’exercer dans le respect du droit de l’Union. Le mécanisme de totalisation vise précisément à éviter qu’un travailleur qui a exercé son droit à la libre circulation soit privé d’avantages auxquels il aurait eu droit s’il avait accompli toute sa carrière dans un seul État.
Pour garantir cet objectif, la Cour souligne que l’institution compétente d’un État membre doit tenir compte des périodes accomplies dans tout autre État membre « comme s’il s’agissait de périodes accomplies sous la législation qu’elle applique ». Cette assimilation est au cœur du raisonnement. Elle implique que les périodes étrangères ne doivent pas seulement être additionnées arithmétiquement aux périodes nationales, mais qu’elles doivent être intégrées dans le raisonnement juridique de l’institution nationale pour l’application de ses propres règles, y compris celles qui peuvent sembler purement techniques ou procédurales, comme une règle de calcul d’un plafond.
B. La caractérisation d’une entrave à la libre circulation
La Cour met en évidence l’effet préjudiciable de la méthode de calcul de l’organisme polonais. En ne tenant pas compte des périodes contributives acquises à l’étranger pour calculer le plafond des périodes non contributives, cette méthode crée une situation désavantageuse pour le travailleur migrant. La Cour procède à une comparaison concrète : si l’assurée avait accompli toutes ses périodes de cotisation en Pologne, elle aurait bénéficié d’une prise en compte plus étendue de ses périodes non contributives, lui permettant d’atteindre le seuil requis pour la pension. En revanche, parce qu’elle a exercé son droit à la libre circulation, elle se voit pénalisée.
La Cour qualifie ce désavantage d’entrave à la libre circulation des travailleurs. Elle juge qu’une telle pratique « est de nature à entraver la libre circulation des travailleurs et fait échec à l’application des règles de totalisation énoncées à l’article 45 du règlement n° 1408/71 ». Ce faisant, elle ne se contente pas de constater une simple différence de traitement, mais elle la sanctionne car elle dissuade les travailleurs d’exercer une liberté fondamentale garantie par le Traité. La solution adoptée par la Cour assure ainsi que le principe de totalisation ne soit pas vidé de sa substance par une application restrictive et cloisonnée des législations nationales.
II. La neutralisation de la réglementation nationale au nom de l’égalité de traitement
La décision illustre la primauté du droit de l’Union sur les règles nationales qui portent atteinte à ses objectifs (A), garantissant ainsi une portée pratique et effective au principe d’égalité de traitement entre travailleurs nationaux et migrants (B).
A. La primauté de l’objectif de libre circulation sur les contraintes administratives
Le gouvernement polonais avait tenté de justifier sa pratique en invoquant des difficultés administratives et d’autres problèmes d’ordre pratique. La Cour écarte cet argument de manière catégorique et sans grande discussion. Elle rappelle une jurisprudence constante selon laquelle les justifications à une restriction de la libre circulation des travailleurs sont limitativement énumérées par le Traité lui-même : l’ordre public, la sécurité publique et la santé publique. Par conséquent, des considérations d’ordre administratif ou pratique ne sauraient justifier une entrave à une liberté fondamentale.
Ce rappel réaffirme la valeur quasi constitutionnelle de la libre circulation des personnes au sein de l’ordre juridique de l’Union. La Cour confirme que l’effectivité des droits conférés par le Traité ne peut être subordonnée à la convenance des administrations nationales. En agissant ainsi, elle impose aux États membres une obligation de résultat : ils doivent adapter leurs procédures et leurs systèmes d’information pour se conformer aux exigences de la coordination des régimes de sécurité sociale, et non l’inverse. L’intégrité du marché intérieur et les droits des citoyens européens priment sur les contingences bureaucratiques nationales.
B. La portée pratique de la solution : une application effective du principe d’égalité
La portée de cet arrêt est éminemment pratique. Il ne se limite pas à énoncer un principe abstrait mais fournit une méthode de calcul claire et contraignante pour les institutions de sécurité sociale de tous les États membres. Celles-ci ne peuvent plus se retrancher derrière une lecture littérale de leur droit interne pour appliquer des règles de calcul de manière défavorable aux travailleurs migrants. La décision impose d’assimiler pleinement les périodes contributives étrangères aux périodes contributives nationales pour l’application de toute règle proportionnelle ou limitative.
En conséquence, un travailleur ayant eu une carrière dans plusieurs États membres doit se voir appliquer les mêmes règles de calcul qu’un travailleur sédentaire, en intégrant toutes ses périodes européennes dans la base de calcul. La solution garantit donc une égalité de traitement non pas formelle mais substantielle. Elle assure que l’exercice du droit à la mobilité ne se traduise pas par une perte, même partielle ou indirecte, de droits à la sécurité sociale. L’arrêt constitue ainsi une protection juridique renforcée pour les citoyens européens et une clarification bienvenue de l’interaction entre les législations nationales et le principe de totalisation.