Cour de justice de l’Union européenne, le 3 octobre 2019, n°C-329/18

Par une décision récente, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé l’articulation entre les obligations sectorielles issues de la législation alimentaire et le régime du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée. En l’espèce, une autorité fiscale nationale avait refusé à un opérateur de la chaîne alimentaire le bénéfice de son droit à déduction de la TVA. Ce refus était motivé par le non-respect, par cet opérateur, de certaines obligations réglementaires relatives à l’identification de ses fournisseurs et à la traçabilité des denrées alimentaires. L’administration fiscale assimilait ces manquements à des indices d’une participation à un schéma de fraude à la TVA.

Saisie d’un recours par l’opérateur économique, la juridiction nationale a sursis à statuer afin de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. La controverse portait sur la possibilité de déduire automatiquement d’un manquement à la législation sur la sécurité alimentaire une participation, consciente ou non, à une fraude fiscale. Il était donc demandé à la Cour de déterminer si le non-respect par un assujetti des obligations de traçabilité et d’identification des fournisseurs, prévues par le droit de l’Union en matière de sécurité alimentaire, pouvait justifier à lui seul le refus du droit à déduction de la TVA d’amont.

À cette question, la Cour répond par la négative, tout en apportant une nuance significative. Elle juge que le droit à déduction, consacré par l’article 168 de la directive 2006/112/CE, ne peut être refusé « au seul motif » que l’assujetti n’a pas respecté ces obligations de traçabilité. Cependant, elle admet que ce manquement « peut cependant constituer un élément parmi d’autres qui, ensemble et de manière concordante, tendent à indiquer que l’assujetti savait ou aurait dû savoir qu’il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA ». Par ailleurs, la Cour établit une distinction claire en jugeant que l’absence de vérification de l’enregistrement des fournisseurs auprès des autorités compétentes n’est, quant à elle, pas un élément pertinent pour établir une telle connaissance.

Cette décision réaffirme ainsi l’autonomie du droit fiscal par rapport aux autres réglementations administratives (I), tout en encadrant strictement les conditions dans lesquelles des manquements extra-fiscaux peuvent servir d’indices dans la lutte contre la fraude à la TVA (II).

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I. La réaffirmation de l’autonomie du droit à déduction de la TVA

La Cour rappelle avec force le caractère fondamental du droit à déduction dans le système commun de TVA, le distinguant des obligations relevant d’autres branches du droit de l’Union. Elle consacre ainsi l’indépendance de ce mécanisme au regard du respect de la législation alimentaire (A), bien que la violation de cette dernière ne soit pas totalement dépourvue d’effets en matière fiscale (B).

**A. Le principe de la neutralité de la TVA comme fondement du droit à déduction**

Le droit à déduction constitue la pierre angulaire du mécanisme de la taxe sur la valeur ajoutée, garantissant la parfaite neutralité de l’impôt pour les opérateurs économiques. En vertu de l’article 168 de la directive TVA, l’assujetti est en droit de déduire la taxe ayant grevé en amont les biens et services utilisés pour les besoins de ses opérations taxées. Cette jurisprudence constante établit que le droit à déduction ne peut être limité que dans les cas expressément prévus par la directive elle-même.

La présente décision s’inscrit dans cette lignée en refusant qu’une violation de la législation alimentaire, telle que celle issue du règlement (CE) n° 178/2002, entraîne de plein droit la déchéance de ce droit fiscal. La Cour opère une séparation nette entre les objectifs de la politique de sécurité alimentaire, qui vise à assurer la traçabilité des produits pour protéger la santé publique, et ceux du système de la TVA, qui visent à imposer la consommation finale. Le refus de la déduction ne saurait donc être utilisé comme un instrument de sanction pour des manquements relevant d’une police administrative spéciale, étrangère à la logique fiscale.

**B. La portée limitée du manquement aux obligations de traçabilité alimentaire**

Si la Cour écarte toute automaticité, elle n’ignore pas pour autant les circonstances factuelles entourant une transaction. La décision admet qu’un manquement aux obligations de traçabilité peut être pris en compte par les autorités fiscales, mais seulement à titre d’indice. Elle précise en effet que ce non-respect « peut cependant constituer un élément parmi d’autres qui, ensemble et de manière concordante, tendent à indiquer que l’assujetti savait ou aurait dû savoir qu’il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA ».

Cette solution pragmatique permet de concilier la protection du droit à déduction avec la nécessaire lutte contre la fraude. Le manquement réglementaire n’est pas la cause du refus de déduction, mais il peut révéler une négligence ou une imprudence de la part de l’opérateur. La Cour rappelle ainsi la charge qui pèse sur tout assujetti de prendre les mesures raisonnables pour s’assurer que ses opérations ne le conduisent pas à participer à une fraude. Le défaut de traçabilité devient alors une pièce d’un puzzle plus large que l’administration doit assembler pour prouver la connaissance, ou le caractère inexcusable de l’ignorance, de la fraude par l’assujetti.

II. La délimitation des indices pertinents dans la lutte contre la fraude à la TVA

La Cour ne se contente pas de poser un principe général et vient en délimiter précisément les contours pratiques. Elle opère une distinction subtile entre les différents types d’obligations réglementaires, excluant certaines d’entre elles du champ des indices pertinents (A), ce qui renforce l’exigence probatoire pesant sur les administrations fiscales (B).

**A. L’exclusion de certaines obligations réglementaires comme indice de fraude**

De manière particulièrement nette, la seconde partie de la décision juge que l’absence de vérification par l’assujetti de l’enregistrement de ses fournisseurs auprès des autorités compétentes, en application des règlements (CE) n° 852/2004 et n° 882/2004, « n’est pas pertinente aux fins de déterminer si l’assujetti savait ou aurait dû savoir qu’il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA ». Cette exclusion catégorique contraste avec la solution plus nuancée adoptée pour les obligations de traçabilité.

La Cour semble ainsi hiérarchiser les obligations extra-fiscales. Le manquement à une obligation de traçabilité, qui concerne la substance même de la chaîne d’approvisionnement, peut témoigner d’une légèreté blâmable de l’opérateur quant à l’identité de son partenaire commercial. En revanche, l’omission d’une vérification purement administrative, comme le contrôle d’un numéro d’enregistrement, est jugée trop éloignée de la réalité matérielle de la transaction pour constituer un indice de participation à une fraude fiscale. La Cour protège ainsi l’assujetti contre une exigence de contrôle qui deviendrait excessive.

**B. Le renforcement de l’exigence d’un faisceau d’indices concordants**

En définitive, cette décision a pour effet de consolider les garanties de l’assujetti face à une suspicion de fraude. Le refus du droit à déduction reste une mesure grave qui ne peut reposer sur des présomptions tirées d’un seul manquement à une réglementation non fiscale. La Cour renvoie la juridiction nationale à une appréciation globale des faits, fondée sur des éléments objectifs et concordants. L’administration fiscale conserve la charge de prouver que l’opérateur, par son comportement, ne pouvait ignorer qu’il s’insérait dans une chaîne frauduleuse.

La référence à la norme de l’assujetti qui « savait ou aurait dû savoir » est ici centrale. Elle impose au juge national d’évaluer concrètement si, au vu des circonstances de l’espèce, un opérateur normalement diligent aurait pu avoir des doutes sur la régularité de l’opération. En considérant que certains manquements administratifs ne sont pas pertinents pour cette analyse, la Cour de justice adresse un signal clair aux États membres : la lutte contre la fraude, aussi légitime soit-elle, ne doit pas conduire à imposer aux entreprises des obligations de vigilance disproportionnées ni à créer une insécurité juridique en fusionnant artificiellement des régimes juridiques distincts.

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Hassan KOHEN
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