Cour de justice de l’Union européenne, le 3 septembre 2009, n°C-2/08

Par un arrêt du 3 septembre 2009, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité du principe de l’autorité de la chose jugée, tel qu’interprété en droit interne italien, avec les exigences du droit communautaire en matière de taxe sur la valeur ajoutée.

En l’espèce, une société propriétaire d’un complexe sportif avait conclu un contrat de prêt à usage avec une association à but non lucratif. Selon cet accord, l’association gérait les installations et reversait à la société l’intégralité de ses recettes, constituées des cotisations de ses membres. L’administration fiscale, considérant cette construction juridique comme une manœuvre destinée à éluder le paiement de la taxe sur la valeur ajoutée, a notifié à la société plusieurs avis de redressement pour les années 1988 à 1991. La société a contesté ces redressements.

La juridiction de première instance, puis la juridiction d’appel, ont annulé les avis de redressement, au motif que l’intention frauduleuse n’était pas démontrée. L’administration fiscale a alors formé un pourvoi devant la Cour de cassation italienne. Dans le cadre de cette instance, la société a invoqué deux arrêts d’appel devenus définitifs, rendus dans des litiges similaires l’opposant à la même administration fiscale pour les années 1987 et 1992. Ces décisions avaient jugé le contrat de prêt à usage licite et non frauduleux. En vertu d’une interprétation jurisprudentielle de l’article 2909 du code civil italien, l’autorité de la chose jugée attachée à une décision portant sur un point fondamental s’étend aux litiges ultérieurs entre les mêmes parties, même s’ils concernent des périodes d’imposition distinctes. La Cour de cassation italienne s’est donc retrouvée face à un dilemme : l’application de ce principe national la contraindrait à rejeter le pourvoi de l’administration, mais l’empêcherait par là même d’examiner si l’opération constitue un abus de droit au sens de la jurisprudence communautaire.

Le problème de droit soumis à la Cour de justice était donc de savoir si le droit communautaire s’oppose à l’application d’une règle de procédure nationale consacrant une conception extensive de l’autorité de la chose jugée, lorsque celle-ci a pour effet d’empêcher le contrôle par une juridiction nationale de l’existence d’une pratique abusive en matière de taxe sur la valeur ajoutée.

À cette question, la Cour de justice a répondu par l’affirmative. Elle juge que le droit communautaire fait obstacle à une telle disposition nationale lorsqu’elle empêcherait la prise en compte des normes communautaires relatives aux pratiques abusives dans un litige pour lequel aucune décision juridictionnelle définitive n’est encore intervenue. La Cour estime qu’une telle règle, en rendant une interprétation potentiellement erronée du droit communautaire définitive pour tous les exercices fiscaux futurs, crée un obstacle excessif à la pleine application de ce droit.

Cette décision conduit à une limitation du principe de l’autorité de la chose jugée au nom de l’effectivité du droit communautaire (I), consacrant ainsi la prééminence de la lutte contre l’abus de droit en matière fiscale (II).

I. La primauté de l’effectivité du droit communautaire sur l’autorité de la chose jugée étendue

La Cour de justice opère une mise en balance entre le principe de sécurité juridique, dont l’autorité de la chose jugée est une manifestation, et le principe d’effectivité du droit communautaire. Elle refuse une application absolue de l’autonomie procédurale nationale (A) en la jugeant constitutive d’un obstacle à l’application effective du droit communautaire (B).

A. Une application conditionnée de l’autonomie procédurale nationale

En l’absence de réglementation communautaire, les modalités de mise en œuvre de l’autorité de la chose jugée relèvent en principe de l’ordre juridique interne des États membres. Cette autonomie procédurale est cependant encadrée par le respect des principes d’équivalence et d’effectivité. La Cour rappelle l’importance de l’autorité de la chose jugée pour garantir la stabilité du droit et une bonne administration de la justice. Elle a d’ailleurs jugé que le droit communautaire n’impose pas, en principe, à une juridiction nationale d’écarter les règles internes conférant cette autorité à une décision, même si cela permettait de corriger une violation du droit communautaire.

Cependant, la présente affaire se distingue par la portée particulière que la jurisprudence italienne confère au principe. Il ne s’agit pas seulement de garantir la finalité d’une décision pour un litige donné, mais d’étendre les constatations de cette décision à d’autres litiges, futurs et distincts, portant sur des périodes d’imposition différentes. La Cour examine donc si cette interprétation spécifique est compatible avec le principe d’effectivité, lequel exige que les règles nationales ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique communautaire.

B. La caractérisation d’un obstacle au principe d’effectivité

L’analyse de la Cour se concentre sur les conséquences de l’application de la règle italienne. Elle relève qu’une telle application « aurait donc pour conséquence que, dans l’hypothèse où la décision juridictionnelle devenue définitive est fondée sur une interprétation des règles communautaires relatives à des pratiques abusives en matière de TVA contraire au droit communautaire, l’application incorrecte de ces règles se reproduirait pour chaque nouvel exercice fiscal, sans qu’il soit possible de corriger cette interprétation erronée ». Un tel mécanisme pérennise une situation contraire au droit communautaire et prive les autorités nationales de la possibilité d’appliquer correctement les règles en matière de TVA pour les années non encore jugées définitivement.

La Cour en conclut que des obstacles d’une telle nature ne sauraient être raisonnablement justifiés par le principe de sécurité juridique. En figeant pour l’avenir les effets d’une première décision, la règle nationale litigieuse crée une immunité de fait pour le contribuable, rendant excessivement difficile, voire impossible, la lutte contre un montage potentiellement abusif sur la durée. C’est donc cette extension des effets de la chose jugée à des rapports d’obligation distincts et futurs qui est jugée contraire au principe d’effectivité.

Cette solution, qui limite la portée d’un principe procédural fondamental, réaffirme avec force la nécessité de préserver les outils de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales en droit communautaire.

II. La portée renforcée de la lutte contre l’abus de droit en matière fiscale

La décision commentée s’inscrit dans le prolongement de la jurisprudence de la Cour visant à assurer la pleine application du système commun de TVA. Elle constitue une exception mesurée au principe de sécurité juridique (A) qui consacre l’efficacité de la notion d’abus de droit comme instrument de contrôle (B).

A. Une exception circonscrite au principe de sécurité juridique

Loin de remettre en cause le principe de l’autorité de la chose jugée dans son essence, la Cour en limite les effets dans une hypothèse très spécifique. La solution ne concerne pas la décision initiale, qui reste définitive pour l’année d’imposition qu’elle tranche. Elle vise uniquement à empêcher que cette décision ne fasse indûment obstacle à l’examen de situations nouvelles, fussent-elles factuellement similaires. La Cour prend soin de distinguer cette situation de celle de l’arrêt *Lucchini*, qui concernait la compétence exclusive de la Commission en matière d’aides d’État. Ici, le raisonnement est fondé uniquement sur le principe d’effectivité et le caractère répétitif de l’infraction potentielle.

La Cour réalise ainsi un équilibre délicat. Elle préserve la sécurité juridique attachée à la décision passée en force de chose jugée pour la période concernée, tout en garantissant que cette sécurité ne se transforme pas en un blanc-seing permettant de reproduire un comportement potentiellement illicite. La portée de l’arrêt est donc circonscrite aux situations où une règle procédurale nationale étend les effets d’un jugement à des périodes fiscales futures et autonomes, empêchant une application correcte et continue du droit communautaire.

B. La consécration d’un instrument efficace de mise en œuvre du droit fiscal communautaire

En définitive, cet arrêt confère une portée pratique considérable à la notion d’abus de droit en matière de TVA, théorisée notamment dans l’arrêt *Halifax*. En permettant à la juridiction nationale d’écarter la règle de l’autorité de la chose jugée, la Cour lui donne les moyens d’examiner si les opérations en cause, bien que formellement respectueuses de la loi, ont pour but essentiel d’obtenir un avantage fiscal contraire à l’objectif des directives TVA. La décision garantit que chaque exercice fiscal puisse faire l’objet d’un examen au fond au regard des règles communautaires, empêchant qu’un contribuable ne se prévale à perpétuité d’une première décision favorable.

Cette jurisprudence renforce la position des administrations fiscales des États membres dans leur mission de recouvrement de la TVA, ressource propre du budget de l’Union. Elle illustre la volonté de la Cour de ne pas laisser les principes procéduraux nationaux, aussi fondamentaux soient-ils, paralyser l’application effective et uniforme du droit matériel communautaire, particulièrement dans un domaine aussi sensible que la fiscalité. L’arrêt assure ainsi que la lutte contre les montages artificiels ne soit pas neutralisée par une conception trop extensive de la sécurité juridique.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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