Cour de justice de l’Union européenne, le 30 avril 2015, n°C-80/14

Par un arrêt en date du 30 avril 2015, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa cinquième chambre, s’est prononcée sur l’interprétation de la notion d’« établissement » au sens de la directive 98/59/CE relative aux licenciements collectifs. En l’espèce, deux sociétés du secteur de la grande distribution, exploitant des chaînes de magasins sur un territoire national, ont procédé à des licenciements économiques massifs suite à leur placement en redressement judiciaire. Une organisation syndicale a saisi les juridictions nationales afin d’obtenir des indemnités de protection pour les salariés licenciés, au motif que les employeurs n’avaient pas respecté leur obligation de consultation préalable.

La procédure a révélé une divergence d’interprétation au sein des juridictions britanniques. Les tribunaux du travail de première instance ont refusé d’accorder des indemnités aux salariés travaillant dans des magasins de moins de vingt personnes, considérant chaque magasin comme un « établissement » distinct. En appel, le Tribunal d’appel du travail a infirmé ces décisions, jugeant que les seuils de déclenchement de l’obligation de consultation devaient s’apprécier en agrégeant les licenciements sur l’ensemble de l’entreprise, et non par établissement. Saisie à son tour, la Cour d’appel a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.

Il était ainsi demandé à la Cour de justice de déterminer si le seuil numérique de licenciements, qui active les garanties procédurales de la directive, doit être calculé au niveau de chaque établissement pris isolément, ou au niveau de l’ensemble des établissements d’un même employeur. La question sous-jacente portait sur la définition même de la notion d’« établissement », à savoir s’il s’agit de l’unité locale d’affectation des travailleurs ou de l’entité économique que constitue l’entreprise dans sa globalité.

À cette question, la Cour de justice répond que la notion d’« établissement » désigne l’entité à laquelle les travailleurs sont affectés pour exercer leurs tâches et que les seuils de licenciements doivent s’apprécier au sein de chaque établissement distinct. Elle juge que l’article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, sous a), ii), de la directive 98/59 « doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui prévoit une obligation d’information et de consultation des travailleurs en cas de licenciement, au cours d’une période de 90 jours, d’au moins 20 travailleurs d’un établissement particulier d’une entreprise, et non lorsque le nombre cumulé de licenciements dans tous les établissements ou dans certains établissements d’une entreprise pendant la même période atteint ou dépasse le seuil de 20 travailleurs ». La Cour consacre ainsi une interprétation stricte de la notion d’établissement (I), dont la portée, bien que potentiellement réductrice pour la protection des salariés, est nuancée par la faculté laissée aux États membres (II).

I. La consécration d’une définition autonome et fonctionnelle de l’établissement

La Cour de justice opère une clarification attendue en affirmant le caractère unitaire de la notion d’établissement, ce qui la conduit à rejeter une approche agrégée des licenciements (A), pour ensuite réitérer sa définition fonctionnelle de l’établissement comme un lieu de travail distinct (B).

A. Le rejet d’une approche agrégée au profit d’une notion unitaire

La Cour écarte l’interprétation consistant à additionner les licenciements intervenus dans les différents sites d’une même entreprise pour atteindre le seuil de déclenchement de la directive. Elle estime qu’une telle approche serait contraire à la lettre et à l’esprit du texte. Le choix offert aux États membres entre deux modalités de calcul, l’une fondée sur des seuils variant avec la taille de l’établissement et l’autre sur un seuil fixe « quel que soit le nombre des travailleurs habituellement employés dans les établissements concernés », implique que la notion d’établissement constitue le point de référence dans les deux cas. Donner à cette notion une portée différente selon l’option choisie par l’État membre irait à l’encontre de l’objectif de rapprochement des législations.

La Cour souligne également qu’une interprétation extensive qui assimilerait l’établissement à l’entreprise elle-même aboutirait à des conséquences paradoxales. En effet, elle pourrait déclencher la lourde procédure d’information et de consultation pour le licenciement « d’un seul travailleur d’un établissement », pour peu que le total des licenciements dans l’entreprise atteigne le seuil requis. Une telle situation serait, selon la Cour, « contraire à la notion de ‘licenciement collectif’, au sens usuel de cette expression ». Cette position réaffirme que la protection de la directive vise un phénomène localisé, dont les effets socio-économiques se mesurent dans un « environnement social déterminé ». Par conséquent, l’échelle pertinente pour l’analyse ne peut être que celle de l’unité de travail locale.

B. La définition de l’établissement comme entité de travail distincte

Pour définir l’établissement, la Cour s’appuie sur sa jurisprudence antérieure, notamment les arrêts *Rockfon* et *Athinaïki Chartopoiïa*. Elle rappelle que cette notion, relevant du droit de l’Union, doit recevoir une interprétation autonome et uniforme. L’établissement est l’unité « à laquelle les travailleurs concernés par le licenciement sont affectés pour exercer leur tâche ». Il s’agit d’une approche fonctionnelle, centrée sur la réalité de l’organisation du travail et le lieu d’exécution de la prestation. La Cour précise les critères permettant de qualifier une entité d’établissement, tels que l’existence d’une « entité distincte, présentant une certaine permanence et stabilité », disposant de personnel, de moyens techniques et d’une structure organisationnelle propre.

De manière déterminante, la Cour réitère que l’établissement « ne doit pas nécessairement être doté d’une autonomie juridique quelconque ni d’une autonomie économique, financière, administrative ou technologique ». Le fait qu’une direction locale ait ou non le pouvoir de procéder elle-même aux licenciements n’est pas un critère essentiel. Cette précision empêche les entreprises de se soustraire à leurs obligations en centralisant les décisions de licenciement au niveau du siège. Dans le cas d’espèce, il appartient donc à la juridiction nationale d’examiner si chaque magasin de détail constitue une telle unité de travail distincte, ce qui semble probable au vu de la nature de l’activité.

II. Une interprétation restrictive aux effets ambivalents pour la protection des travailleurs

Cette interprétation littérale et cohérente de la directive n’est pas sans conséquences pratiques. Elle conduit à un affaiblissement potentiel de la protection dans les entreprises à structure éclatée (A), mais la Cour rappelle que les États membres conservent la possibilité d’offrir une protection plus étendue (B).

A. Le risque d’une protection affaiblie dans les structures multi-sites

La solution retenue par la Cour, bien que juridiquement fondée, révèle une faiblesse de la directive face aux modèles d’entreprise modernes, notamment dans les secteurs de la distribution, de la restauration ou des services. Une entreprise peut ainsi posséder des centaines de petites unités employant chacune moins de vingt salariés. En cas de restructuration d’envergure, elle pourrait licencier un nombre très important de personnes au total, sans jamais atteindre le seuil dans un seul établissement. Ces salariés se verraient alors privés des garanties d’information et de consultation, ainsi que des mesures d’accompagnement social qui en découlent, telles que l’aide au reclassement ou à la reconversion.

Ce résultat paraît contraire à l’un des objectifs de la directive, qui est de « renforcer la protection des travailleurs en cas de licenciements collectifs ». La Cour en est consciente mais s’estime liée par le texte, dont elle ne peut ignorer la lettre au profit de sa seule finalité. En se focalisant sur l’établissement, le législateur européen a privilégié une approche locale du licenciement collectif, négligeant potentiellement les restructurations d’ampleur nationale ou transnationale qui se manifestent par une multitude de licenciements de faible ampleur à l’échelle locale. La décision met en lumière un effet de seuil qui peut conduire à des traitements différenciés entre salariés d’une même entreprise, selon qu’ils sont affectés à un grand ou à un petit site.

B. Le renvoi aux États membres de la responsabilité d’une protection accrue

Face à cette limitation de la portée de la directive, la Cour prend soin de souligner le caractère minimal de la protection instaurée. Elle rappelle explicitement l’existence de l’article 5 de la directive, qui dispose que celle-ci « ne porte pas atteinte à la faculté des États membres d’appliquer ou d’introduire des dispositions législatives, réglementaires ou administratives plus favorables aux travailleurs ». Cette disposition constitue une porte de sortie pour les législateurs nationaux soucieux d’éviter les effets pervers de l’interprétation stricte.

Ainsi, rien n’interdit à un État membre de choisir l’entreprise, ou une autre unité de référence pertinente, comme cadre d’appréciation du caractère collectif des licenciements. Un législateur national pourrait parfaitement prévoir que les seuils s’appliquent en agrégeant l’ensemble des licenciements effectués par un même employeur sur son territoire pendant une période donnée. En agissant de la sorte, il ne ferait qu’user de la faculté qui lui est expressément reconnue d’offrir une protection supérieure au plancher européen. La décision de la Cour de justice a donc pour effet de clarifier le standard minimum de l’Union, tout en reportant sur les États membres la responsabilité politique d’adapter leur droit national pour garantir une protection plus effective des salariés dans les entreprises multi-établissements.

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Hassan KOHEN
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