Par un arrêt du 30 avril 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à préciser les conditions d’application du lieu de taxation en matière de taxe sur la valeur ajoutée pour les prestations de services portant sur des biens meubles corporels. En l’espèce, une société établie en Hongrie effectuait des prestations d’assemblage pour le compte d’une autre société du même groupe, établie au Royaume-Uni. Les matières premières, propriété de la société preneuse, étaient transformées en produits finis dans les locaux du prestataire hongrois. Une fois l’assemblage terminé, ces produits finis restaient en Hongrie, où ils étaient vendus par la société preneuse à une troisième société du groupe, établie en Belgique, laquelle les revendait ensuite à des acquéreurs finaux situés dans d’autres États membres ou des pays tiers. Ce n’est qu’à l’issue de cette chaîne de ventes que les biens quittaient physiquement le territoire hongrois. Le prestataire hongrois facturait ses services au preneur britannique sans taxe, en considérant que la prestation se localisait au Royaume-Uni.
À la suite d’un contrôle, l’administration fiscale hongroise a remis en cause cette analyse, estimant que la prestation de services devait être soumise à la TVA en Hongrie, lieu de son exécution matérielle. Le litige fut porté devant les juridictions hongroises, qui ont alors saisi la Cour de justice d’une demande de décision préjudicielle. Le prestataire soutenait que la dérogation prévue à l’article 55 de la directive TVA devait s’appliquer, localisant la taxation dans l’État membre d’identification du preneur, dès lors que les biens avaient bien, in fine, quitté le territoire hongrois. L’administration fiscale, quant à elle, arguait que les conditions de cette dérogation n’étaient pas remplies, notamment car l’expédition des biens n’était pas la conséquence directe de la prestation de services, mais de ventes ultérieures.
La question de droit posée à la Cour consistait donc à déterminer si la dérogation prévue à l’article 55 de la directive 2006/112/CE, qui déplace le lieu de taxation des prestations de services sur biens meubles corporels vers l’État membre du preneur, peut s’appliquer lorsque l’expédition des biens hors de l’État d’exécution matérielle de la prestation ne résulte pas de cette prestation elle-même, mais d’une ou plusieurs opérations de vente subséquentes.
La Cour de justice répond par la négative, en jugeant que la dérogation de l’article 55 « ne s’applique pas dans les circonstances telles que celles en cause au principal, où […] les biens meubles corporels sur lesquels ont porté ces prestations ont fait l’objet d’une expédition ou d’un transport en dehors de l’État membre où les prestations de services ont été matériellement exécutées non pas à l’issue de ces prestations, mais à la suite de la vente ultérieure de ces biens. » Cette solution, fondée sur une interprétation stricte des conditions d’application du régime dérogatoire (I), conduit à une réaffirmation du principe de taxation au lieu de l’exécution matérielle de la prestation (II).
I. L’interprétation stricte des conditions d’application du régime dérogatoire
En conditionnant l’application de l’article 55 à un lien direct entre la prestation et l’expédition des biens, la Cour adopte une lecture rigoureuse des textes. Elle fait ainsi de la condition relative à l’expédition des biens un critère déterminant (A), ce qui rend inopérante la discussion sur la pluralité des identifications à la TVA du preneur (B).
A. La condition déterminante de l’expédition des biens hors de l’État d’exécution
L’article 55 de la directive TVA subordonne l’application de la dérogation au lieu de taxation à deux conditions cumulatives : le preneur doit être identifié à la TVA dans un autre État membre et les biens doivent faire « l’objet d’une expédition ou d’un transport en dehors de l’État membre où la prestation a été matériellement exécutée. » La Cour concentre son raisonnement sur cette seconde condition, qu’elle juge décisive. Elle constate que dans les faits de l’espèce, l’expédition des produits finis hors de Hongrie n’est pas la suite logique et immédiate des opérations d’assemblage. Au contraire, elle est la conséquence de transactions distinctes, à savoir la vente des biens par le preneur des services à une autre entité, qui elle-même les revend à des clients finaux.
Pour la Cour, le transport doit être effectué dans le cadre de l’opération de services elle-même pour que la dérogation soit applicable. Dès lors, le lien de causalité entre la prestation et l’expédition est rompu par les ventes intermédiaires. Cette analyse téléologique assure que la dérogation, qui vise à simplifier la taxation des flux transfrontaliers, ne soit pas étendue à des situations complexes où les biens font l’objet d’autres opérations imposables avant même de quitter le territoire d’exécution de la prestation initiale. La solution retenue est donc que « le transport ou l’expédition des biens doit être effectué dans le cadre de l’opération relative aux travaux portant sur ces biens ».
B. La neutralisation de l’effet de la pluralité d’identifications à la TVA du preneur
Le dossier présentait une complexité supplémentaire, tenant au fait que le preneur des services était identifié à la TVA non seulement au Royaume-Uni mais également, pendant une partie de la période litigieuse, en Hongrie. Cette situation soulevait la question de savoir sous quel numéro d’identification la prestation aurait dû être reçue et si le preneur disposait d’un choix. Toutefois, la Cour écarte rapidement cette problématique.
Puisque les conditions d’application de l’article 55 sont cumulatives, la défaillance d’une seule d’entre elles suffit à rendre le texte inapplicable dans son ensemble. Ayant établi que la condition relative à l’expédition des biens n’était pas remplie, la Cour considère qu’il n’est plus nécessaire d’examiner la première condition tenant à l’identification du preneur. Comme elle le souligne, cet élément « n’a pas d’incidence sur la solution du litige […] dès lors que, dans le cadre de ces prestations de services, les biens n’avaient pas été transportés ou expédiés en dehors de la Hongrie. » Cette approche pragmatique témoigne d’une économie de raisonnement et évite à la Cour de se prononcer sur la question délicate du choix du numéro de TVA en cas d’immatriculations multiples, une question qui n’était pas déterminante pour la résolution du cas d’espèce.
II. La réaffirmation du principe de taxation au lieu de l’exécution matérielle
En écartant l’application de la dérogation, la Cour rétablit logiquement la pleine portée de la règle générale, qui constitue le principe en la matière (A). Cette décision a pour effet de renforcer la sécurité juridique et de contribuer aux objectifs fondamentaux du système commun de TVA (B).
A. La primauté de la règle générale en l’absence de respect des conditions de l’exception
Le système de détermination du lieu des prestations de services est articulé autour de règles générales et d’exceptions. Les exceptions, étant de droit strict, ne peuvent être interprétées que restrictivement. L’article 52, sous c), de la directive TVA pose le principe selon lequel « le lieu des prestations de services suivantes est l’endroit où la prestation est matériellement exécutée: […] les expertises ou les travaux portant sur des biens meubles corporels. » L’article 55 n’est qu’une dérogation à ce principe.
En concluant que les conditions de l’article 55 n’étaient pas réunies, la Cour de justice opère un retour mécanique et nécessaire à la règle générale de l’article 52. La conséquence directe est que le lieu des prestations d’assemblage doit être situé en Hongrie, lieu où elles ont été physiquement réalisées. La solution est donc parfaitement cohérente avec la structure de la directive. Elle rappelle que la dérogation ne constitue qu’une facilité et non un droit absolu pour le preneur, et que sa mise en œuvre dépend de la satisfaction de critères objectifs et vérifiables, au premier rang desquels figure le flux physique des biens en lien direct avec la prestation fournie.
B. Les implications pour la sécurité juridique et la prévention de la fraude
Au-delà de son application au cas d’espèce, la portée de cet arrêt réside dans la clarification qu’il apporte et dans sa contribution à la sécurité juridique. En liant l’application de la dérogation à un fait objectif et directement imputable à la prestation de services, la Cour établit un critère clair qui prévient les incertitudes. Une interprétation extensive, qui aurait admis que l’expédition puisse résulter d’opérations ultérieures, aurait ouvert la porte à des montages complexes et rendu le contrôle par les administrations fiscales nationales particulièrement difficile.
Cette décision s’inscrit ainsi dans la poursuite des objectifs rappelés par la Cour, à savoir « éviter, d’une part, des conflits de compétence susceptibles de conduire à des doubles impositions et, d’autre part, la non-imposition de recettes ». En confirmant la taxation dans l’État où la valeur ajoutée est matériellement créée lorsque le flux transfrontalier n’est pas directement lié à la prestation, la Cour assure que le service ne reste pas non imposé. Elle garantit une répartition rationnelle des compétences fiscales entre les États membres et limite les risques d’optimisation ou de fraude fiscale qui pourraient naître de l’utilisation extensive de la dérogation.